Relatant une histoire vraie mais fuyante, Enquête sur un scandale d’État pervertit le concept du film-dossier. Un trafic de drogue qui se ramifie jusqu’à la tête des Stups français devient un billard à trois bandes où des figures emblématiques – flic, indic, journaliste – s’affrontent, s’associent ou s’évitent. Opaque et long en bouche, le nouveau film de Thierry de Peretti semble donner raison à Paul Éluard : « Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis. »
Réunion en petit comité à Libé : on s’interroge sur le titre de la une qui va révéler une affaire explosive levée par un reporter maison, les accointances entre le patron des stups et un grand baron de la drogue qui iraient jusqu’au trafic. L’équipe hésite entre deux mais opte pour le plus fracassant : Révélations sur un scandale d’État. L’autre, moins assertif, n’est pas remisé pour autant, puisque Thierry de Peretti en fait le titre de son troisième long-métrage, le plus ambitieux et le plus réussi : Enquête sur un scandale d’État.L’affaire toujours en attente de jugement a donné lieu à un ouvrage co-écrit par le journaliste de Libération, Emmanuel Fansten, et le « lanceur d’alerte » qui l’a contacté, Hubert Avoine (décédé depuis). Les mots ont un sens, et ce personnage interlope, ex-douanier, refuse dès sa première rencontre avec Fansten (Vilner dans le film) qu’on le nomme autrement qu’infiltré (“ni flic, ni voyou, ni indic”). Des révélations ne sont pas une enquête : elles claquent et présentent mieux, comme d’ailleurs le troisième larron, Billard, grand flic joué par Vincent Lindon à qui De Peretti donne l’occasion de se défendre dans deux grandes scènes d’autojustification, en début (convocation par une procureur) et fin de film (procès suite à l’affaire). Il faut se méfier de qui se définit devant vous. Le film revêt les apparences d’une enquête, comme l’indic, magistralement interprété par Roschdy Zem, se présente en infiltré. Le pseudonyme que lui choisit De Peretti détourne Avoine en Antoine, l’argot vieilli de l’argent devient un prénom rassurant, alors que l’indicateur paraît plus exfiltré qu’infiltré, vivant inexplicablement sur un grand pied, bientôt au grand jour sans que la justice ne se retourne sur son parcours pourtant douteux. Jamais avare d’une histoire avec célébrité (Pablo Escobar), il fait pénétrer le journaliste (Pio Marmaï) dans un monde mouvant de compromissions et d’échanges où des tonnes de drogue passent les frontières avec la bénédiction des stups français.
Entre Altman et Hou
Mais ce que l’on saisit de l’enquête – notamment les ramifications internationales – tient principalement en un long entretien chez un juge espagnol et des discussions entre Vilner et Antoine, le plus souvent relatées à d’autres et donc de seconde, voire de troisième main. Le mis à nu ou supputé n’est jamais confirmé, et bénéficie de doutes qu’on hésite à trouver raisonnables. Ce scandale d’État nage en eaux troubles comme un serpent de mer, laissant le spectateur dans l’indécision. Faut-il croire ou non tel protagoniste, Antoine plutôt que Billard ? Rien à l’écran ne fournira d’assise à l’une ou l’autre version, même si l’on peut noter un mensonge fugace d’Antoine, sur la présence du grand flic ordonnateur lors de la livraison de drogue qui constitue le prologue. L’indic y déambule dans une villa luxueuse de la Costa del Sol semblant guetter quelque chose, avant que des bruits venus de loin ne signalent des vedettes accostant bientôt, plusieurs hommes empressés en sortant pour décharger un contenu diligemment conduit à la villa dans des voitures aux coffres bourrés, tandis que l’indic suit le transfert et ouvre son portail sans échanger de mots avec quiconque. Cette co-présence mystérieuse des manutentionnaires et du superviseur est amenée par de longs mouvements de caméra qui installent un malaise, pas tout à fait une menace. Par ailleurs, nulle trace dans les plans du patron des stups impliqué par Antoine. Il faudra une bonne heure pour que cette ouverture s’éclaircisse partiellement.
De Peretti cale sa mise en scène entre Robert Altman et Hou Hsiao-Hsien
Plus le film avance, plus les quintaux de drogue entraperçus vont devenir un McGuffin, et avec eux la réalité de ce scandale d’État, voire la réalité tout court. De Peretti cale sa mise en scène entre Robert Altman et Hou Hsiao-Hsien, balayant les scènes de groupe sans point focal (les conférences de rédaction à Libé), ou isolant parfois un personnage perdu dans l’écrin liquide de ses sensations (comme le générique sur fond de concert techno) ou dans un monde intérieur de calculs et de revanche (Zem en presque solitaire à la Michael Mann). Le récit est rendu elliptique par la soustraction de pans entiers qui auraient pu apparenter le film à un genre, que ce soit le narco-polar ou l’enquête journalistique à visée judiciaire. De Peretti pousse encore plus loin l’abstraction que dans Une vie violente où la destinée tragique d’un jeune nationaliste corse était tenue à distance par le formalisme de plans-séquences un peu pesants. L’idéalisme qui guidait le héros est ici remplacé par l’appât du gain ou le désir de reconnaissance.
Si, dans Enquête sur un scandale d’État, la direction d’acteurs insiste sur la croyance des personnages en leurs fables, la mise en scène prend encore plus de recul. Le montage ajoute au brouillage et à l’ambivalence, intercalant parfois des plans d’Antoine dans des scènes où il ne figure pas. Le mixage, de son côté, multiplie les strates de musiques en les associant aux personnages comme des paysages choisis. Le « en même temps » croise « le tout le monde a ses raisons ». Mais, derrière retrait et coupes franches, le regard faussement flottant assume une critique subtile de la masculinité. Tous ces hommes luttant pour l’éminence chacun dans leur domaine sont ivres de leurs pouvoirs, qu’il soit effectif (le flic Lindon), occulte (l’indic Zem), en devenir (le journaliste Marmaï). On retrouve une clé chabrolienne qui œuvrait dans le bien nommé l’Ivresse du pouvoir, et il n’est pas innocent de découvrir Maryline Canto, magistrate chargée de l’instruction chez Chabrol, promue ici au rang de juge. Les femmes savent ouvrir les serrures des psychés viriles et représentent une instance de contrôle, qu’elle soit judiciaire (Bruni-Tedeschi en procureur excédée), médicale (la doctoresse diagnostiquant le mal de l’indic) ou intime (la compagne d’Antoine, jouée par Mylène Jampanoï). L’une des scènes les plus incroyables capte dans le salon d’un bar à filles la discussion animée d’Antoine et Vilner, vraisemblablement sous substances, qui s’échauffent sur les développements de l’affaire, de quoi faire “péter la République”, cependant qu’une entraîneuse, décatie et court vêtue, s’assure qu’ils ne manquent de rien, entrant et sortant du cadre en ne laissant parfois dépasser que son cul. La fabrique de l’information est devenue un jeu entre hommes, sinon une fin en soi.
Mise en scène sous couverture
Tout comme De Peretti s’amuse en contournant les scènes à faire (une seule fusillade, codicille déconnecté) ou en pointant la consommation de drogues récréatives chez les journalistes, le trio de personnages joue à Tintin, à Vidocq, au héros sous couverture (comme d’ailleurs De Peretti l’est, sous couverture, enfilant les atours de la fiction-dossier pour traiter en fait la disparition de la réalité, son éclatement quelque part entre les trois personnages). Et celui vers qui sont décochées les flèches, le flic mis en accusation, doit à tout prix se disculper. Il vend chèrement sa peau dans deux grandes scènes d’interrogatoire et de procès, rodant ses arguments de l’une à l’autre, toujours en représentation. Son pouvoir passe par la façade et l’entregent, à l’image des rapports ambigus qu’il entretient avec l’indic, non résolus par un unique affrontement à mi-film. Leur face-à-face s’apparente à un clair décalque de Heat où De Niro et Pacino inversaient leurs registres. Ici, c’est l’habituellement calme Zem, plus mauvais joueur, qui se laisse aller à une bouffée de colère et interrompt la partie, tandis que l’électrique Lindon se garde de répondre à l’étincelle.
La progression de l’Enquête n’amènera nulle révélation gravée dans la pierre. Comme si De Peretti exerçait une critique non dite sur ces jeux de pouvoir. Un second reporter, joué par Alexis Manenti, épaule Vilner en début de film, son meilleur ami ou tout comme, si l’on en juge par leur proximité physique. Le premier comité de rédaction les montre aux extrêmes du plan, saisis en bout de cadre, dans l’amphithéâtre où sont assis les journalistes. L’enquête les fera gagner du galon, avant que le second ne s’éclipse, écarté de son chef ou non. La dernière scène à Libération montre Vilner, passé des gradins au centre et devenu à son tour animateur dispensant la parole, alors que son ami végète toujours à la périphérie. La seule révélation dont témoigne Enquête sur un scandale d’État est cette montée en grade et ce maintien dans l’obscurité. Les jeux des hommes se résolvent au sein d’un monde liquide où l’on passe de l’ombre à la lumière, dans un sens puis dans l’autre. L’amorce du film, Zem avançant vers la clarté d’une porte-fenêtre, ne pouvait que rimer avec un dernier plan, tout à l’opposé et parfaitement splendide. Des voitures dérobent son personnage à la vue, dans une nuit épaisse qui mène vers les montagnes, et dont on ne sait si elle signifie la mort, la renaissance ou l’éternel retour des trafics.
Christophe Despaux
- Enquête sur un scandale d’état, un film de Thierry de Peretti, avec Roschdy Zem, Pio Marmaï, Vincent Lindon