Jouer Tchekhov en français et en japonais, c’est le pari de La Cerisaie 桜の園 de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou présentée en ce moment au Théâtre de Gennevilliers. Créée en 2021 au Japon avec une distribution bi-nationale, la pièce propose de faire l’expérience d’un crépuscule commun : une proposition radicale et déroutante qui confine par instants au sublime.

Lorsque le directeur du Shizuoka Performing Arts Center, Satoshi Miyagi (connu en France pour ses mises en scène du Mahabharata, et d’Antigone au Festival d’Avignon), invite le metteur en scène Daniel Jeanneteau et le réalisateur Mammar Benranou à monter une pièce de Tchekhov, leur choix se porte sur La Cerisaie, ultime chef-d’oeuvre du dramaturge et médecin russe, écrit au soir de sa vie. Il s’agit alors, selon les mots mêmes de Daniel Jeanneteau, de débarrasser la pièce du « folklore Tchekhovien », de la « tradition qui l’englue », oublier la date à laquelle elle a été écrite, afin de retrouver quelque part l’essence de la pièce, à savoir « la fin d’un monde et l’avènement d’un autre, vécus par une communauté d’humains saisis dans ce mouvement qui les dépasse. ». Pour donner corps à cette communauté, il choisit d’associer acteur.ices français.es et japonais.es dans une distribution double – pour un résultat d’une exceptionnelle fluidité où les personnages se donnent la réplique d’une langue à l’autre sans que leur compréhension, ni la nôtre, n’en soit altérée. Des intentions et un choix qui dessinent l’ambition d’une Cerisaie à la fois intemporelle et universelle.

Comme dans un rêve

L’histoire, nous la connaissons. Lioubov, propriétaire généreuse et ruinée d’une magnifique cerisaie, rentre de Paris où elle s’était exilée après la mort tragique de son petit garçon, et doit se résoudre à vendre sa maison. L’acheteur se révèle finalement être Lopakhine, fils nouveau riche d’un moujik (un serf dans la Russie d’avant le XXe siècle) du domaine. Autour d’eux, des personnages, chacun traversé par ses propres espoirs et fardeaux, des filles de Lioubov aux domestiques, en passant par l’ancien précepteur de son fils, Trofimov l’éternel étudiant.

Tout concourt dès l’ouverture à créer une atmosphère liminaire, entre chien et loup, dans un espace irréel

S’il fallait un mot pour décrire la Cerisaie de Jeanneteau et Benranou, ce serait celui-ci : crépusculaire. Tout concourt dès l’ouverture à créer cette atmosphère liminaire, entre chien et loup, dans un espace irréel : le dépouillement de la scénographie (deux chaises de métal brut, de haut voiles blanc sur les côtés, un tapis blanc), la lenteur stylisée des entrées et déplacements, le grand écran de fond de scène sur lequel sont projetés des nuages passant dans le ciel. C’est un temps fantomatique, suspendu dans une attente. Citant la traductrice Françoise Morvan dans une interview pour France Culture, Daniel Jeanneteau fait remarquer que La Cerisaie débute par un réveil en pleine nuit (celui de Lopakhine) et se clôt sur un endormissement (de Firs) au matin. On entre dans cette Cerisaie comme dans un rêve, incertain de la stabilité du monde et du statut existentiel des êtres qui la peuplent — vivants, morts, entre les deux… ?

Dans ce tableau crépusculaire se déploie alors le jeu des comédien.ne.s, déroutant par leurs intensités variables. Toujours dans l’optique de s’abstraire d’une certaine tradition, on n’y trouve quasiment aucune psychologie : il ne s’agit pas d’incarnations mais de figures. Les différences culturelles de la distribution se font alors ressentir. Du côté des comédien.ne.s japonais.e.s, on perçoit une grande vitalité dans des interprétations très ludiques qui penchent vers la dimension comique de Tchekhov : ainsi d’un Epikhodov clownesque (Yukio Kato) et d’un Gaev espiègle en costume rose (Kazunori Abe) ; tandis que du côté des acteur.ices français.e.s, c’est une stylisation radicale qui ancre leur jeu dans une mystérieuse gravité : l’inquiétante dureté de Charlotta (Nathalie Kousnetzoff) et l’étrangeté de Firs (Stéphanie Béghain), qui semblent évoluer entre deux mondes. Le Lopakhine que campe Philippe Smith se distingue quant à lui par sa mélancolie quasi-dépressive et son irascibilité. A l’opposé, Haruyo Harama fait une Lioubov juste et lumineuse. Trofimov est pris en charge par le seul comédien parlant les deux langues, Aurélien Estager : cette versatilité de communication signale le rôle pivot qu’il tient dans la dramaturgie de Daniel Jeanneteau, et l’importance accordée à ses discours sur le genre humain.

@ Jean-Louis Fernandez

Une communauté face à la catastrophe

Cette grande disparité de jeu et de figures affaiblit à de nombreux moments l’homogénéité de la pièce, et à vouloir oublier la situation pour tendre vers l’atemporalité, elle en perd parfois les enjeux concrets pourtant sources d’émotions puissantes. On se demande alors ce que la pièce y gagne : Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou arrivent-il à parler de notre époque ? D’une certaine manière oui, tant l’angoisse partagée par tous les personnages – même Lopakhine – face à un futur incertain fait écho à nos propres anxiétés contemporaines. La fin d’un monde avance inéluctablement et une catastrophe indéfinie approche. Lorsque l’annonce du rachat de la cerisaie par Lopakhine tombe enfin, l’écran de ciel qui s’était progressivement couvert de nuages sombres tourne brusquement au noir total, tandis que l’ex-moujik revanchard est pris d’un hybris destructeur.

La pièce vibre d’un souffle poétique puissant et atteint par moments des sommets d’intensité, dans des scènes saisissantes

Dans l’acte II, le discours de Trofimov résonne encore très fortement : faisant le constat de la dette de ce pays bâti sur l’esclavage, il affirme qu’il faut pour vivre dans le présent racheter le passé. Une phrase comme : “la maison dans laquelle nous vivons n’est plus notre maison depuis longtemps déjà” prend à nos oreilles des accents écologistes. Mais l’espoir demeure puisqu’il “pressent le bonheur”, un bonheur accessible à l’humain par le travail et la foi en les générations futures, comme toujours chez Tchekhov. La dimension politique de son discours, bien audible dans le texte, se traduit dans la mise en scène par une forme d’effacement des hiérarchies sociales, propriétaires et domestiques évoluant sur le même plan, et interagissant d’égal à égal – dans la simplicité du décor, les personnages, qu’ils soient riches ou pauvres s’assoient souvent à même le sol, manière de faire voir que la situation du monde leur est commune.

Au final, malgré ses aspects déroutants et quelques inégalités dans le jeu, la pièce vibre d’un souffle poétique puissant et atteint par moments des sommets d’intensité, dans des scènes saisissantes. Ainsi, le passage d’un mendiant à la fin du second acte, qui peut paraître anecdotique à la lecture, devient ici une apparition quasi-fantastique (elle arrive d’ailleurs juste après que les personnages ont entendu un bruit mystérieux dans le ciel du soir), ébranlant la petite communauté : le miséreux, vêtu comme un sans-abri de nos villes, traverse la scène au milieu des autres, figés face à cette apparition, et provoque les cris de Varia et la réaction violente de Lopakhine, Lioubov seule lui venant en aide. La scène du bal, durant tout l’acte III, est quant à elle une expérience hors du temps : ce sont les personnages qui jouent, en arrière-plan de la scène, la musique entêtante et éthérée écrite par le compositeur des pièces de Satoshi Miyagi, Hiroko Tanakawa. Dans l’accomplissement de cette mélodie mystique, on peut voir presque un rituel, par lequel on semble se préparer à la catastrophe (la vente de la cerisaie). Lioubov, anxieuse, y est l’image d’un soleil couchant dans sa robe orange sur fond de ciel assombri. Un crépuscule sublime et déchirant dans lequel la pièce trouve une dimension transcendante, presque métaphysique.

  • La Cerisaie 桜の園, d’Anton Tchekhov, mise en scène Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, au T2G – théâtre de Gennevilliers jusqu’au 28 novembre
@ Jean-Louis Fernandez

Crédit photo : @ Jean-Louis Fernandez