(Crédits : Ulf Andersen / Aurimages - AFP)
(CrĂ©dits : Ulf Andersen / Aurimages – AFP)

Romancier (Le marĂ©chal absolu, La premiĂšre pierre
), universitaire (spĂ©cialiste de Huysmans), Pierre Jourde est aussi connu pour sa plume aiguisĂ©e de satiriste, que le lecteur a pu dĂ©couvrir dans un essai qui a fait date, La littĂ©rature sans estomac. L’écrivain a Ă©galement pris position Ă  plusieurs reprises sur l’affaire Matzneff. S’il condamne l’homme, il s’oppose aussi Ă  la censure de ses livres. Pierre Jourde est aujourd’hui notre invitĂ© pour en dĂ©battre. 

Dans l’une de vos chroniques pour le site du nouvelobs, vous affirmez que, si Gabriel Matzneff est un dĂ©linquant sexuel ayant commis des actes punissables par la loi, il doit passer en justice. Mais vous dites, en mĂȘme temps, qu’il ne faut pas l’interdire d’écrire. Vous vous justifiez en affirmant que “la littĂ©rature nous donne accĂšs Ă  toutes les possibilitĂ©s Ă©thiques, Ă  la relation intime d’un ĂȘtre avec ses choix, que nous les jugions bons ou mauvais“. Pourriez-vous dĂ©velopper cette derniĂšre affirmation ? 

Nulle part ailleurs que dans la littérature on ne comprend mieux la relation des hommes avec leurs valeurs

Il est difficile d’avoir accĂšs au mal, Ă  son fonctionnement intime, Ă  ce qui le suscite, Ă  l’attirance qu’il engendre. La littĂ©rature est unique pour cela. La censure nous priverait d’un moyen de connaissance irremplaçable. Nabokov prend pour hĂ©ros un pĂ©dophile dans Lolita. C’est une occasion de comprendre les ressorts de cette perversion.  Celle du XIXe siĂšcle admettait la reprĂ©sentation du mal pourvu qu’elle s’accompagne dans l’Ɠuvre d’une condamnation explicite. Faudrait-il en revenir lĂ , par consĂ©quent Ă  une littĂ©rature Ă©difiante et moralisante ? Sade fait l’inverse, il ne cesse de justifier intellectuellement les pires horreurs. Il ouvre la possibilitĂ© d’un dĂ©bat sur les rĂšgles fondamentales de l’altruisme et du respect de la personne humaine. Pourquoi pas ? Huysmans dans A rebours montre avec complaisance un ĂȘtre pervers qui prend du plaisir dans le mal. Les souvenirs de Maurice Sachs sont l’auto-justification d’un piĂštre personnage. Ils nous permettent de comprendre ce qui l’animait. Faudrait-il ne pas montrer de truands sympathiques dans les polars ? Pourtant ils tuent et ils volent. Ils cessent pour nous d’ĂȘtre extĂ©rieurs. Nous voyons mieux ce qui motive leurs actes. N’oublions pas non plus que la morale change avec le temps. La Chanson de Roland prĂ©sente les Sarrasins comme des crĂ©atures abjectes dont il faut tuer le plus grand nombre. Ce n’est plus envisageable. Mais nulle part ailleurs que dans la littĂ©rature on ne comprend mieux la relation des hommes avec leurs valeurs. Mirabeau raconte l’histoire d’un pĂšre qui fait jouir sa fille. Aristophane met en scĂšne une pĂ©dophilie parfaitement admise parmi les Grecs. Ce n’est pas une raison pour l’admettre aujourd’hui, mais cela nous rappelle Ă  la relativitĂ© de nos valeurs.

Ne pensez-vous pas, Ă  l’inverse, que la littĂ©rature, parce qu’elle donne accĂšs, prĂ©cisĂ©ment, Ă  toutes les possibilitĂ©s, pourrait avoir pour consĂ©quence de libĂ©rer certains dĂ©sirs criminels rĂ©primĂ©s par la sociĂ©tĂ© ? L’association de lutte contre la pĂ©dophilie L’Ange Bleu affirme ainsi que les rĂ©cits de Matzneff tendent Ă  “normaliser” la pĂ©dophilie, et ont reprĂ©sentĂ© un vĂ©ritable “guide au passage Ă  l’acte“, un “mode d’emploi pour les pĂ©dophiles“, qui se sont sentis lĂ©gitimĂ©s par ces ouvrages. 

C’est un vieux dĂ©bat, dont on ne sort jamais, entre la catharsis aristotĂ©licienne, pour qui le spectacle du mal nous permet de nous en libĂ©rer, et le rousseauisme pour qui cette reprĂ©sentation au contraire nous corrompt. Je ne trancherai Ă©videment pas, mais on peut tout aussi bien penser que Matzneff montre malgrĂ© lui la mĂ©diocritĂ© de la pĂ©dophilie. Je doute qu’on passe Ă  l’acte parce qu’on l’a lu. Au XVIIe et au XVIIIe, on accusait les romans de corrompre la jeunesse, principalement les femmes. La poĂ©sie de Baudelaire a Ă©tĂ© condamnĂ©e pour des raisons similaires. Si nous censurons Matneff aujourd’hui, je crois que la postĂ©ritĂ© nous jugera aussi sĂ©vĂšrement que nous jugeons aujourd’hui les censeurs de Baudelaire. Non que Matzneff soit aussi intĂ©ressant que Baudelaire, la question n’est pas lĂ , elle est dans la dĂ©marche de l’interdiction pour rĂ©pondre Ă  un supposĂ© danger.

Vous parlez, toujours sur le site du nouvelobs, du “terrorisme intellectuel des Sollers et Savigneau” qui protĂ©geait Ă  l’époque des individus comme Gabriel Matzneff. Pourriez-vous nous dire, en quoi, prĂ©cisĂ©ment, consistait ce “terrorisme intellectuel” ? Quelles Ă©taient ses armes ? Ses victimes ? Ses adversaires ? Dans quelle mesure, Ă©galement, a-t-il contribuĂ© Ă  l’immunitĂ© de Gabriel Matzneff ? 

Parce que Denise Bombardier a manifestĂ© dans une Ă©mission de Pivot, face Ă  Matzneff, sa rĂ©probation pour la mise en scĂšne de la pĂ©dophilie, elle s’est fait injurier. Sollers l’a traitĂ©e de « mal baisĂ©e » Ă  la tĂ©lĂ©vision. Encore aujourd’hui, Josyane Savigneau qualifie ses textes de « purge » comparĂ©s Ă  ceux de Matzneff. Il n’y a pas si longtemps, si vous manifestiez votre peu de goĂ»t pour la pĂ©dophilie, vous passiez pour un petit bourgeois coincĂ© de droite, un rĂ©ac moralisateur. Critiquer le moindre aspect de la modernitĂ© vous condamnait Ă  vous faire traiter dans les journaux de lepĂ©niste rĂ©pandant des idĂ©es nausĂ©abondes. Je l’ai vĂ©cu personnellement. Tout le monde craignait Le Monde Ă  l’époque. Pour l’avoir critiqué j’ai subi d’innombrables interdictions dans divers journaux. Le festival de Bron a vu Le Monde rompre son partenariat avec lui parce que j’y avais Ă©tĂ© invitĂ©. Domecq a subi la mĂȘme chose pour ses critiques de l’art contemporain, et JĂ©rĂŽme Ducros s’est fait traiter de nazi pour une mise en question de la musique atonale. MĂȘme chose pour BenoĂźt Duteurtre. Il fallait ĂȘtre absolument moderne, sinon on Ă©tait hitlĂ©rien. La libertĂ© sexuelle sous toutes ses formes faisait partie de cette modernitĂ©.

Ce terrorisme intellectuel existe-t-il toujours aujourd’hui ? A-t-il disparu, ou bien changĂ© de visage ? 

Il survit, mais est sans doute moins virulent. Il a surtout complĂštement changé : Ă  prĂ©sent, on intervient violemment pour empĂȘcher une reprĂ©sentation d’Eschyle, on boycotte, on perturbe des confĂ©rences, ou on obtient de les faire annuler, parce qu’il s’agirait d’offense aux femmes, aux noirs, aux homosexuels, Ă  l’islam, au christianisme, Ă  tout ce qu’on veut, offenses la plupart du temps parfaitement imaginaires, ou parce qu’un auteur ou rĂ©alisateur a commis des actes rĂ©prĂ©hensibles dans sa vie privĂ©e. C’est une terrifiante rĂ©gression de la libertĂ© d’expression et du dĂ©bat dĂ©mocratique.

Vous dites qu’un Ă©crivain pĂ©dophile doit rĂ©pondre de ses actes devant la justice « au mĂȘme titre qu’un charcutier ou qu’un docker pĂ©dophile » ; et vous affirmez dans le mĂȘme temps que Gabriel Matzneff doit continuer Ă  pouvoir Ă©crire, participer Ă  des colloques etc
Mais qu’en est-il, dĂšs lors, de la responsabilitĂ© de l’éditeur, ou du critique littĂ©raire ayant fait l’apologie des livres de Matzneff ? A-t-il lui aussi une responsabilitĂ© (comme l’affirme l’association L’Ange Bleu), dans la mesure oĂč les livres dans lesquels Matzneff dĂ©crit ses pratiques pĂ©dophiles ne sont pas seulement des rĂ©cits de fiction, mais aussi des journaux autobiographiques ? 

pĂ©naliser, non l’individu, mais l’auteur, l’éditeur ou le critique, c’est confondre les mots et les actes. Je trouve que les ouvrages de Sade sont bons. Suis-je pour autant favorable Ă  ce qu’on torture les femmes ?

 On est parfaitement lĂ©gitime Ă  considĂ©rer qu’une Ɠuvre autobiographique est une piĂšce Ă  conviction dans une enquĂȘte sur les agissements d’un individu. C’est le cas pour Matzneff. Mais pĂ©naliser, non l’individu, mais l’auteur, l’éditeur ou le critique, c’est confondre les mots et les actes. Je trouve que les ouvrages de Sade sont bons. Suis-je pour autant favorable Ă  ce qu’on torture les femmes ? Je suis Ă©diteur de Huysmans, notoirement antisĂ©mite. Suis-je pour autant condamnable ? C’est toute la littĂ©rature, ou presque, qu’il faudrait condamner, comme on a condamnĂ© l’éditeur de Baudelaire, Poulet-Malassis. J’ai l’impression qu’il y a une furieuse envie de rĂ©gression de deux siĂšcles. Il n’y a pas que la justice. On a tout Ă  fait le droit d’attaquer un livre, de le moquer, de le condamner. Aujourd’hui, au lieu de discuter, de dĂ©battre, on va au tribunal. Faut-il Ă©tablir une distinction entre un texte de fiction et un texte autobiographique ? Le problĂšme est que les frontiĂšres sont difficiles Ă  Ă©tablir, et que dans la littĂ©rature contemporaine elles sont de plus en plus brouillĂ©es. Si on dĂ©cide de pĂ©naliser un texte parce qu’il est autobiographique, quelles limites la justice va-t-elle se donner ?

Il y a quelques dĂ©cennies, Gabriel Matzneff Ă©tait invitĂ© sur le plateau d’Apostrophes, et ses journaux autobiographiques, dans lesquels il dĂ©crit ses pratiques pĂ©dophiles, Ă©taient dĂ©fendus par des journaux de premiĂšre importance. Aujourd’hui Gallimard cesse de publier ses journaux, son aide du CNL a Ă©tĂ© supprimĂ©e, et l’homme est attaquĂ© en justice pour apologie de crime. Comment analysez-vous ce retournement ? Autrement dit, comment se fait-il, selon vous, que la pĂ©dophilie se soit posĂ©e, Ă  une certaine Ă©poque, et dans un certain milieu, comme un objet littĂ©raire transgressif et non un problĂšme pĂ©nal ? Et quels sont les facteurs qui ont menĂ© Ă  un changement de perception ?

En matiĂšre de mƓurs et de sexualitĂ©, les frontiĂšres du lĂ©gal et l’illĂ©gal, du moral et de l’immoral varient considĂ©rablement suivant les lieux et les Ă©poques. Pas trĂšs loin de chez nous, l’adultĂšre est un crime. L’homosexualitĂ© aussi. C’était le cas en Europe il n’y a pas si longtemps. Ce qui se passe en Occident en cette matiĂšre est directement issu des contradictions inhĂ©rentes au mouvement de libĂ©ration des mƓurs qui a changĂ© notre rapport Ă  la sexualitĂ© dans les annĂ©es 70. Il s’agissait de libĂ©rer les femmes, mais aussi les enfants, que l’on supposait Ă  mĂȘme d’avoir une vie sexuelle eux aussi, et de cesser de marginaliser ou d’infĂ©rioriser toutes les formes de diffĂ©rences, toutes les minoritĂ©s. Il Ă©tait interdit d’interdire. La morale n’était qu’un instrument d’oppression de la bourgeoisie. Or ces groupes, ethniques, religieux, sexuels, etc., qui ont dĂ©sormais nettement plus le droit Ă  la parole et tendent Ă  se transformer en groupes de pression, rĂ©introduisent la morale pour faire valoir leurs droits. C’est caractĂ©ristiques dans la cas de la « libĂ©ration sexuelle ». Dans bien des cas, la libĂ©ration sexuelle Ă©tait une libĂ©ration de la pornographie, une maniĂšre de ne toujours considĂ©rer les femmes que selon leur corps, tout en se rĂ©clamant de la « liberté ». Le retour de bĂąton Ă©tait fatal, et un certain fĂ©minisme s’accompagne d’un retour Ă  la morale.

Dans bien des cas, la libération sexuelle était une libération de la pornographie, une maniÚre de ne toujours considérer les femmes que selon leur corps, tout en se réclamant de la « liberté »

Vous avez invitĂ©, il y a 6 ans, Gabriel Matzneff Ă  un colloque organisĂ© en collaboration avec L’Ecole Normale SupĂ©rieure de la rue d’Ulm, sur le thĂšme de l’autocensure. Gabriel Matzneff y a affirmĂ© son refus de l’autocensure. Pourquoi ĂȘtes-vous d’accord avec lui sur ce sujet ? 

L’autocensure intĂšgre dans l’Ɠuvre la pression sociale. C’est une forme de soumission de la littĂ©rature. C’est dĂ©sormais une des formes les plus pratiquĂ©es de la censure, puisque la censure d’état a quasiment disparu. Les avocats surveillent les textes chez l’éditeur, les sensitive readers en font expurger ce qui peut dĂ©plaire Ă  tel ou tel groupe. Et l’écrivain, de lui-mĂȘme, va chercher dĂ©sormais Ă  Ă©viter les ennuis. Censure d’autant plus pernicieuse qu’elle est invisible.

Dans votre derniĂšre chronique, vous dĂ©fendez le dernier ouvrage de Carole Talon-Hugon, L’Art sous contrĂŽle, qui dĂ©crit un double mouvement : l’art contemporain est de plus en plus soumis Ă  des jugements moraux, d’un cĂŽtĂ©, et les artistes se veulent de plus en plus responsables, de l’autre. Or, vous affirmez, Ă  la fin de votre article, que l’art consiste d’abord Ă  “suspendre toutes les valeurs“. Pourriez-vous dĂ©velopper cette affirmation ? Peut-on appliquer cette affirmation Ă  la littĂ©rature ? 

La proposition n’est sans doute pas universelle. Elle concerne surtout la modernitĂ©, et elle peut dĂ©finir les Ɠuvres les plus abouties. La sculpture antique, l’épopĂ©e mĂ©diĂ©vale illustrent surtout les valeurs dominantes. Dans la modernitĂ©, l’art nazi, soviĂ©tique ou maoĂŻste fonctionnent selon un partage sans nuance entre le bien et le mal. Mais le roman moderne est fondĂ© par Don Quichotte, dont les valeurs sont indĂ©cidables : c’est Ă  la fois une illustration nostalgique de la chevalerie d’antan, et une rupture ironique avec les valeurs de celle-ci. On pourrait dire la mĂȘme chose de Mme Bovary, qui est en mĂȘme temps un autoportrait de Flaubert et une satire impitoyable de la petite bourgeoisie. L’art et la littĂ©rature moderne m’intĂ©ressent quand ils reposent sur ce type de contradiction, de conflit . L’humour en est un des instruments les plus efficaces. Ni la propagande ni la pure nĂ©gation n’ont d’humour.

Entretien réalisé par Sébastien Reynaud