Minh Tran Huy, autrice et journaliste littéraire, a accordé un entretien à Zone Critique au sujet de son dernier livre, Ma grand-mère et le Pays de la poésie. À cette occasion, elle revient sur les frontières floues entre fiction et récit, tout en commentant ce délicat hommage à sa et à la culture fantôme dont elle lui a léguée des bribes.

Votre premier roman rendait déjà hommage à votre . Pourquoi attendre 18 ans pour ce récit ?

Quand j’ai écrit ce premier roman, La Princesse et le pêcheur, je ne pensais pas qu’elle y tiendrait une telle place, avec ce rôle de gardienne des traditions et des secrets cachés. Elle est aussi une conteuse qui donne à la narratrice, sa petite-fille, une idée poétique et tragique du Vietnam, pays qui est le sien sans vraiment l’être, puisque ladite narratrice n’y est pas née. Ma grand-mère et le Pays de la poésie s’attache pour sa part non à un personnage mais à la femme réelle, et il est né de deux événements. La mort de ma grand-mère, d’abord, qui m’a donné envie de lui rendre hommage et par là, de garder une trace d’elle. Et puis la découverte de l’autisme de mon fils aîné, Paul, qui ne parle pas. J’ai retrouvé avec lui quelque chose que j’avais vécu avec elle : l’amour quand on n’a pas, ou plus, les mots. Ma grand-mère a longtemps gardé le silence sur les tragédies qui ont brisé sa vie et celle de mon père, et un deuxième silence s’est superposé au premier, lié à la distance qui s’est établie entre nous – j’ai cessé de parler vietnamien et elle n’a jamais maîtrisé le français, elle a arrêté ses études en CM1 alors que je les ai poursuivies jusqu’en troisième cycle, c’était une paysanne et moi une citadine. Le silence avec elle a trouvé un écho dans celui avec Paul. Mon amour pour ce dernier ne peut s’exprimer autrement que par des gestes, et son amour à lui, à supposer qu’il en ait pour moi, est littéralement impossible à formuler. Ce livre fait la jonction entre ces deux manières d’aimer dans le silence.

Vous vous adressez à votre grand-mère : le « tu » est-il venu naturellement ?

Dans La Princesse et le pêcheur, j’ai d’abord écrit à la troisième personne avant de passer à la première, sans doute parce que j’ai eu besoin de recul, la narratrice étant trop proche de moi. Ici, j’ai également commencé par employer la troisième personne avant de passer au « tu ». Cela a à voir, je pense, avec la disparition de . J’ai pu dialoguer avec elle alors que ce n’était plus tellement le cas dans la vie. Et puis il n’y a que dans les livres qu’on peut s’adresser aux morts, leur parler et faire en sorte qu’ils vivent encore un peu.

Ton Frère, mon précédent récit, était une lettre à mon second fils à propos du handicap de son aîné, on a donc également un « tu » et je pense que cela a aussi joué un rôle. J’aime bien réagencer des éléments, des thèmes mais aussi des façons de raconter, pour qu’ils prennent un sens différent selon les textes : je me suis adressée à Serge dans un livre parce que dans la réalité, il était trop petit pour comprendre le handicap de son frère et les conséquences que cela a eues sur notre vie ; aujourd’hui je m’adresse à ma grand-mère parce qu’elle n’est plus là et qu’elle ne peut pas davantage m’entendre. Avec cette différence que mon fils pourra un jour lui, lire Ton Frère s’il le désire.

Quand on quitte une terre ravagée par la guerre, on songe moins à en transmettre la mémoire qu’à offrir une page blanche à ses enfants pour qu’ils puissent tracer leur voie.

Vous écrivez à votre grand-mère : « Dans la culture où tu as grandi… ». N’avez-vous pas grandi dans cette culture aussi, même si vous n’avez pas grandi dans le même « monde » ?

J’ai grandi dans une culture fantôme. Il y a les plats, la langue, ce que m’ont livré les contes vietnamiens – découverts en français – mais cela demeure une vision très partielle et parcellaire du Vietnam, où je n’ai pas grandi, contrairement à mes parents et ma grand-mère. Mes parents appartiennent en outre à une génération où les gens parlent peu, et ils nous ont d’autant moins transmis de choses que ce sont des exilés. Quand on quitte une terre ravagée par la guerre, on songe moins à en transmettre la mémoire qu’à offrir une page blanche à ses enfants pour qu’ils puissent tracer leur voie. Mon pays, en définitive, c’est celui que je me suis créé en lisant, puis en écrivant.

Avez-vous réconcilié le Vietnam fantasmé de votre enfance et le Vietnam réel que vous avez découvert ?

Au lieu d’un territoire blessé mais poétique, j’ai découvert en m’y rendant à huit ans un monde très pauvre où l’on manquait de tout. Je m’imaginais des paysages magnifiques, peuplés par une faune extraordinaire, un genre d’Éden, et je me suis retrouvée face à des bâtiments lézardés et des routes défoncées. Alors petite fille, me sentant seule et décalée, je comprends que les membres de ma famille, des étrangers parlant vietnamien, puissent avoir eu une vie beaucoup plus dure que la mienne, et le Vietnam devient une terre de malaise, où je ne me sens pas chez moi sans y être totalement étrangère. On a parfois cette idée, ce fantasme, qu’en se rendant dans le pays d’origine de ses parents, on trouvera sa place. En réalité, personne n’est à sa place nulle part – ce pourquoi on lit et on écrit, d’ailleurs. Je ne sais pas si j’ai réconcilié les deux Vietnam que vous évoquez, mais je pense qu’ils sont comme deux pôles opposés qui ont permis de créer une dynamique et de mettre en route le moteur de l’écriture.

Vous racontez des passages marquants de la vie de votre grand-mère au présent. Pourquoi ?

Certains moments du passé étaient lointains : j’ai eu envie de leur donner plus d’immédiateté et de réalité. Je travaille beaucoup sur les points de vue et le sentiment du temps est tout autant une perspective avec laquelle jouer, qui va donner un grain différent à l’histoire. « Le&nb...