Grégory Rateau est allé à la rencontre du poète et écrivain très prolifique, Pierre Vinclair qui sort en ce moment chez Flammarion, un nouveau recueil de poésie, Les Œuvres liquides. Déjà une trentaine d’ouvrages à son actif, Pierre explore sans cesse le territoire de sa propre langue.

Pierre Vinclair est né à Aurillac en 1982. À partir de son livre Barbares, il s’est engagé dans l’écriture d’un cycle polymorphe ayant pour objet l’épopée et ses enjeux – poétiques et politiques – contemporains. Lauréat de la Villa Kujoyama en 2010, il découvre d’abord le Japon, puis la Chine et Singapour…

Grégory Rateau : Vous disiez dernièrement à la radio « que la poésie pouvait être impressionnante », «que chaque nouveau livre surprend, déroute et cela même pour un lecteur chevronné », que les auteurs auraient «comme ambition secrète de modifier ce qu’est la définition même d’un livre de poésie». Ne serait-ce pas plutôt votre ambition secrète car vous avez également une approche très théorique de la poésie de par votre formation j’imagine, que ce soit dans la rédaction de vos essais, de vos propres recherches universitaires?

Pierre Vinclair : Je ne crois pas avoir une approche « très théorique de la poésie de par ma formation ». C’est plutôt le contraire : parce que la poésie m’est toujours apparue comme un objet mystérieux et déroutant, j’ai entrepris des études qui me permettraient, espérais-je, d’en percer le secret, ou du moins, de m’avancer un peu dans la compréhension de ce redoutable Schmilblick. Pourquoi s’exprimer en images plutôt que littéralement ? Comment se fait-il que certaines images « marchent » et d’autres non ? Pourquoi pendant longtemps les poètes ont-ils eu recours à des mètres réguliers et soudain plus du tout ; à des rimes, et soudain plus du tout ? Pourquoi va-t-on encore à la ligne si le compte des syllabes n’importe plus ? Pourquoi pendant longtemps les mythes et autres récits fondateurs se sont-ils offerts sous forme de poèmes, et puis plus du tout ? Pourrait-on écrire encore une épopée comment faudrait-il s’y prendre ? Pourquoi des poèmes qui nous sont incompréhensibles sont-ils tenus pour des chefs-d’œuvre : est-ce seulement par snobisme, ou peut-il y avoir quelque chose d’authentique qui se joue là et qui se joue alors ailleurs que dans « la lecture » au sens où on l’entend habituellement ? Pourrait-on gagner à faire l’expérience d’un poème que l’on ne comprend pas ? Quel type d’expérience pourrait-ce être ? La confrontation avec la poésie m’a posé ce genre de questions, et j’ai essayé d’acquérir les outils théoriques pour pouvoir y répondre. Quant à mon ambition secrète… je parlais de l’ambition secrète « de chaque livre » : ma proposition était une tentative (précaire, et peut-être fausse ; c’était une hypothèse, disons) pour cerner ce que cherche à faire la poésie, cette activité mystérieuse pas ce que cherche à faire son auteur. (Je crois en effet qu’un texte peut être défini par son effort.)

GR : Pensez-vous qu’une approche plus instinctive soit envisageable sans pour autant perdre de vue la puissance des images et la musicalité du poème ?

PV : Oui bien sûr ! De multiples approches sont envisageables. Personnellement, je n’arrive pas à me satisfaire d’une proposition telle que « puissance des images et musicalité du poème » : j’ai envie de gratter, de demander pourquoi, comment, qu’est-ce qu’une image, que lui faut-il pour être puissante, et ceci est-ce une image ou pas, et pareil avec la musicalité, et avec toute autre chose ; mais que les uns soient satisfaits par cette définition-ci et que les autres par telle autre qui lui est opposée (par exemple les tenants du « littéralisme » qui diraient : surtout pas d’image ! surtout pas de musique !) ne me dérange pas. Ça ne me dérange pas, mais ça ne me satisfait pas. À titre personnel, je dirais que la poésie a pris une telle place dans ma vie, qu’il est plus prudent de ne pas m’y adonner à la légère. Runner amateur, cela ne m’importe pas de céder à telle ou telle théorie de l’entraînement à la mode, et sans la questionner, de préparer une course de la façon qu’on me dit de le faire. Endurance et fractionné, me conseille-on, c’est parait-il la recette : qu’à cela ne tienne, je m’y soumets sans discuter. Dans la poésie, en revanche, j’essaie de hum… comment le dire de manière pas trop grandiloquente ? ressaisir le sens d’une vie, c’est une affaire sérieuse ou du moins, le risque de gâcher sa vie pour des chimères est d’autant plus grand que la plupart des gens raisonnables n’accordent à cette pratique aucune attention. Le terrain est miné et j’avance prudemment. Si certains courent dans tous les sens, à l’instinct, sans se poser de questions, et parviennent tout de même à échapper à toutes les mines, bravo ! Leur insouciance m’impressionne et m’effraie.

GR : Vous disiez également que le fait même d’écrire aiguise votre perception, décuple vos sens, que ce n’est pas un simple prolongement de la vie. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

PV : Je voulais dire qu’une fois qu’on s’est mis en situation d’écrire, avec un cahier des charges plus ou moins précis pour tel ou tel texte, on est forcément plus attentif à ce qui se passe, et selon une perspective qu’on n’aurait sans doute jamais eue si l’on était pas en train d’écrire. Par exemple, on me commande un texte pour un colloque, sur le thème « la haine de la poésie », alors que je suis engagé dans un cycle d’écriture sur le Rhône. Un jour de pluie, je me rends donc près du barrage de Verbois avec un exemplaire de L’amour la poésie. Il se trouve que c’est le jour de « l’abaissement partiel » du Rhône : je vois une cascade de sédiments bouillonner d’un côté du barrage, et de l’autre, le fleuve presque à sec, comme un désert seulement peuplé de quelques canards qui barbotent près de troncs morts. Je passe plusieurs heures dans cet environnement étrange que j’interroge selon une double-perspective que me dit-il de la haine de la poésie ? comment les vers d’Eluard s’y inscrivent-ils ? qui me fait considérer certains éléments, certains événements, certaines images, qui n’auraient jamais existé sans ce dispositif aussi lâche que foutraque. Autre exemple : si je décide d’écrire un petit livre de portraits, cela modifie pendant quelques mois mes interactions avec les gens que je rencontre. J’essaie de faire attention à leur manière de parler ; je remarque des traits sur leur visage que je n’aurais pas vus ; j’ai davantage d’empathie ; j’essaie d’imaginer ce qu’ils faisaient une demi-heure plus tôt, où ils dormiront ce soir. La réalité en apparaît soudain plus mystérieuse et plus intéressante, plus étrange, comme un relief éclairé de manière inédite par une lumière venue d’un angle jusque-là impossible.

GR : Je pense justement à votre ouvrage paru il y a quelques temps au Castor Astral, Complaintes & Co.. Vous y croquiez différents corps de métier, différentes classes sociales avec une certaine légèreté. On sent ici que la poésie vous invite à une observation accrue et pas l’inverse. Quand la nécessité d’écrire s’est-elle imposée à vous ?

PV : Ce livre, comme je le raconte dans la postface, est né d’une dispute théorique avec Rim Battal qui suggérait qu’il fallait proscrire certains clichés de la poésie, en s’empêchant d’utiliser des mots comme « âme », « infini », etc. N’étant pas d’accord je défendais l’idée que tous ces « gros » mots sont comme des haltères un peu lourds, il faut s’entraîner pour les utiliser de manière intéressante, mais certainement pas les proscrire j’ai écrit un poème qui reprenait la trentaine de mots interdits, en les saisissant dans une syntaxe que j’ai essayé de faire inventive, et l’ai envoyé à une revue sous pseudonyme pour voir si celle-ci le publierait. Le directeur de la revue l’accepta à condition que j’écrive un autre poème, et la série fut lancée. Généralement, les poèmes naissent de la rencontre d’une sorte de commande plus ou moins explicite (un magazine me demande un texte ; un anniversaire me donne l’occasion d’en offrir un ; mais la commande peut aussi venir d’un livre en cours, qui aurait besoin pour être complété d’une séquence qui aurait telle ou telle caractéristique) avec un événement, un voyage, bref une circonstance, et tout le travail d’écriture consiste à tâcher d’être à la fois digne de l’une et de l’autre. 

GR : Vous avez également une revue Catastrophes. Pourriez-vous nous parler de son identité, de son approche esthétique ? Est-ce pour vous un laboratoire du Verbe ?

PV : Je dois préciser avant toute chose que l’aventure de la revue Catastrophes est achevée. Après huit ans d’existence, 50 numéros en ligne et 4 numéros papier (un cinquième et ultime se prépare), elle cesse de paraître fin mai. Dans cette revue, avec Laurent Albarracin et Guillaume Condello, nous avons essayé de réfléchir tous les deux mois à un aspect de la poésie qui nous semblait le mériter (avec des dossiers sur des objets aussi variés que « anarchie et poésie », le vers libre, les œuvres de Sylvia Plath et d’Anne...