Pour son troisième ouvrage, Nathan Devers propose une réflexion intéressante sur la figure du fumeur. Si les premières pages nous ont fait craindre une pensée qui se perd en volutes, les suivantes rassurent. L’essai sociologique et philosophique, ponctué de récits, ouvre la pensée sur cet objet longiligne envers lequel beaucoup ont un sentiment d’attraction-répulsion. Espace fumeur, publié chez Grasset, est un livre, n’en déplaise à Nathan Devers, ex-fumeur, que l’on peut lire une cigarette à la main.
« Tu n’es qu’un fumeur de gitanes, sans elles, tu es Malheureux » – Serge Gainsbourg, Dieu est un fumeur de havane
Entre autobiographie et essai, Espace fumeur se veut une longue réflexion sur le rapport de l’homme à la cigarette. Qu’est-ce qu’un fumeur ? Comment est-il représenté dans la littérature ? Comment se représente-t-il ? Véritable persona ou création esthétique ? C’est toutes ces questions que Nathan Devers explore et ouvre sans autre prétention que celle d’avoir été un jour fumeur.
L’omniprésence de la personne de l’auteur décontenance au début. Puis l’on s’habitue et l’on comprend l’hybridité de l’ouvrage. En ce sens, l’écrit s’apparente à une longue méditation de l’ancien fumeur sur ce qu’il fut auparavant, son « anti-identité » écrit Nathan Devers qui ne fait pas le procès de la cigarette, ni des fumeurs, mais qui réalise un état des lieux de la conscience du fumeur, car « la cigarette n’est pas quelque chose qu’on fait pendre au bout de ses lèvres. Par sa présence, elle configure de fond en comble le quotidien du fumeur. Elle régente son rapport au plaisir, à l’ennui, au stress, à la discussion, au travail, aux amis. ». C’est avec recul et avec réflexion que l’écrivain, ancien fumeur qui « a renoncé à son addiction pour pouvoir en parler », s’adonne à un portrait de ce qu’il fut, espèce vaporeuse (maintenant vapoteuse) difficilement saisissable pour le commun.
La cigarette comme objet littéraire
La cigarette paraît n’avoir été qu’un accessoire en littérature. Elle n’a jamais fait l’objet d’un discours. Même au cinéma, la cigarette ne fait, finalement, que de la figuration fait remarquer l’auteur. Elle participe d’une image, d’une idée mais reste toujours au second plan alors que d’autres substances ont eu leur quart d’heure de gloire chez Baudelaire par exemple ou encore chez Bukowski.
La cigarette paraît n’avoir été qu’un accessoire en littérature. Elle n’a jamais fait l’objet d’un discours.
Nathan Devers, cependant, va chercher l’espace fumeur de la littérature et le trouve, entre autres, chez Pierre Louÿs – que nous adorons – et dont il analyse la nouvelle « Volupté nouvelle » dans laquelle l’écrivain ouvre sur l’imaginaire de la cigarette, compagne de l’esprit créatif et rêveur. Il convoque – invoque ? – d’autres écrivains comme Italo Svevo avec La Conscience de Zeno publié en 1923. Le personnage, rappelons-le, raconte en six grands mouvements des moments de sa vie dont celui avec la cigarette (il fumo). Zeno évoque son rapport au tabac. Nathan Devers rappelle ainsi que le personnage devait comprendre que « le fumeur est psychologiquement malade avant que d’être physiquement malade. » La cigarette est « traversée », média entre le corps et l’esprit. Le fumeur ne devient fumeur que lorsqu’il s’avoue être fumeur. « Le fumeur se mesure en phrases proférées à ce sujet plutôt qu’en cigarettes fumées », écrit Nathan Devers après sa lecture du troisième roman de Svevo.
De la même manière, l’on se dit non-fumeur, non lorsque l’on a éteint la dernière cigarette, mais lorsque l’on cesse de se « croire obligé d’en finir avec la cigarette ». Il y a, somme toute, peu de place accordée à la cigarette dans la littérature. Elle n’est qu’un accessoire, petit cylindre de tabac et de papier qui, paradoxalement, crée tout un personnage.
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Espace fumeur est étonnant. Il est un livre déroutant tant par le sujet qu’il aborde que par la manière dont il est écrit. Peut-être a-t-il été écrit entre plusieurs bouffées. Inspiration. Expiration. Va-et-vient entre l’essai et le récit autobiographique. Nathan Devers, avec cet ouvrage, ouvre la réflexion sur la cigarette sans en faire l’éloge et sans la déprécier par ailleurs. Il ne se limite pas à dire que cet accessoire fameux du dandy et de l’écrivain n’est qu’un anxiolytique pour l’esprit. Espace fumeur ne tue pas. Il paraît, finalement, comme un bel adieu à la cigarette.
- Nathan Devers, Espace fumeur, Grasset, « Figures », 2021.