Dans ce livre, Florian Louis retrace l’histoire intellectuelle de la réception de la géopolitique aux États-Unis, dans le contexte de l’affrontement avec une Allemagne nazie. Cette dernière est alors le pays à la pointe de cette discipline. Il s’agit d’une étude de cas qui dépasse son objet, et offre une belle plongée dans les rouages de la vie intellectuelle au XXᵉ siècle.
Illustre inconnue que la géopolitique. À chaque crise internationale, à chaque grand sommet diplomatique, à chaque conflit armé, l’on voit se presser sur les plateaux moult experts s’affublant du titre vague de géopolitologue. Nous savons tous que cela a un rapport avec les relations internationales, les luttes de pouvoir, ou encore la guerre. Les plus intéressés ont entendu parler de Mackinder, de l’amiral Mahan, et surtout de cette étape sulfureuse de la géopolitique que fut la reprise de son flambeau par l’Allemagne nazie.
La géopolitique, une discipline nazie ?
En examinant les controverses suscitées aux États-Unis par l’étude de cette discipline censée avoir inspiré les victoires hitlériennes du début de la guerre, Florian Louis nous permet de saisir les contours de cette drôle de science. Celle-ci peut être tout à la fois quelque chose de fort simple (prendre en compte le fait géographique dans l’étude du politique) ou quelque chose de plus rigide, comme dans la version des géopoliticiens nazis selon lesquels l’espace déterminait seul, et entièrement, la vie des différentes nations.
Écartons dès ici, comme le fait l’auteur dans son introduction, l’accusation de nazisme portée à l’encontre de Karl Haushofer et de ses élèves. Si ces derniers n’hésitèrent pas à travailler pour le Reich, il est indéniable que ce dernier ne suivit pas leurs préceptes : il choisit de tourner ses armes contre l’URSS plutôt que de s’y allier comme le conseillait l’école géopolitique. Surtout, et plus profondément, le réductionnisme des géopoliticiens allemand n’est pas celui des nazis : croire comme les premiers que l’espace explique tout n’est pas la même chose que de croire, comme les seconds, que c’est la race qui explique tout.
Mais ce livre est plus qu’un répertoire des textes américains consacrés à la géopolitique : c’est aussi une grande histoire, celle de l’introduction d’une discipline nouvelle dans un contexte de guerre avec le pays qui, s’il ne l’a pas inventée, en est alors le porte-étendard le plus important. On assiste tout d’abord, médusés, à l’ignorance totale de l’université américaine à l’égard de la géopolitique allemande pendant les années 1930 – décennie dont on aurait pourtant pu penser qu’elle aurait amené à s’intéresser de près à tout projet expansionniste formulé en Allemagne. Puis, on est plus médusés encore par le mythe qui s’articule à partir de 1939 autour de la figure de Haushofer, par le délire qui fait croire à des journalistes, à des universitaires et à des officiels que ce dernier est à la tête d’un gigantesque – et totalement imaginaire – « Institut de géopolitique ». Cela proviendrait de « mille experts » qui, tapis en Bavière, organiseraient en sous-main le plan nazi en s’appuyant sur une masse formidable de données collectées sur le monde entier. Mais, dès 1942, on assiste également à la « déconstruction » de ce mythe : intéressés par le raisonnement géopolitique qui pourrait servir la pensée stratégique américaine, certains mettent en avant les racines britanniques de cette discipline. Le Britannique Mackinder, dont les travaux fondateurs datant du début du siècle étaient alors complètement oubliés dans l’anglosphère, connaît son heure de gloire à plus de 70 ans.
Car l’auteur, rénovant à ce titre l’historiographie du sujet, remet en cause l’idée selon laquelle la géopolitique n’aurait pas survécu à l’effondrement du nazisme.
Dès cette époque, les débats font rage : la géopolitique n’est-elle mauvaise que lorsqu’elle est nazie, ou a-t-elle intéressé les nazis parce qu’elle est intrinsèquement viciée ? Car le réalisme du raisonnement froid par l’espace heurte l’idéalisme messianique des États-Unis. Cette question ne sera jamais tranchée, et perdurera au-delà même du second conflit mondial : car l’auteur, rénovant à ce titre l’historiographie du sujet, remet en cause l’idée selon laquelle la géopolitique n’aurait pas survécu à l’effondrement du nazisme. Il révèle en effet que, si les ouvrages nommant explicitement cette discipline dans leur titre disparaissent, c’est tout simplement parce que l’on a cessé de l’étudier en tant qu’objet, comme un savoir ennemi et extérieur. Elle est désormais une méthode totalement incorporée au corpus intellectuel de l’establishment universitaire étatique américain : on a donc plus besoin de la nommer explicitement, ni de la décrire.
Une belle étude d’histoire intellectuelle
Cet ouvrage est ainsi intéressant à deux titres : il permet tout d’abord de parcourir assez largement la plupart des textes et des idées fondatrices de la géopolitique, de Mackinder à Nicholas Spykman en passant par Haushofer, mais aussi une foule d’auteurs moins connus ; et il fait en outre pénétrer dans la genèse d’un part de la pensée stratégique des États-Unis. Surtout – c’est là qu’il est le plus intéressant –, il met le lecteur, grâce au considérable travail de recherche mené par Florian Louis, dans un nombre de correspondances assez impressionnant, directement en contact avec la complexe formation d’un champ de connaissance.
Car l’importation de la géopolitique aux États-Unis s’est faite au travers de nombreux prismes qui la rendent d’autant plus passionnante à suivre. Il y a eu, bien entendu, la transplantation culturelle à réaliser, mais en outre celle-ci est réalisée depuis un ennemi, ce qui a créé un rapport très particulier. À cela se mêlent les considérations internes au champ universitaire américain, et en particulier la faiblesse de la géographie politique (qui se fit damer le pion par les relations internationales), ou encore les querelles d’ego entre les uns et les autres, l’entrechoquement avec le débat journalistique et les considérations gouvernementales puis, après 1945, la récupération parallèle de ce savoir par les Soviétiques, Washington et Moscou s’accusant l’un l’autre d’avoir repris la discipline maudite.
Le passionné pourra réviser les auteurs majeurs, découvrir des mineurs, et glaner nombre d’informations intéressantes – comme le fait que The Geography of the Peace de Spykman n’a en fait pas été écrit par ce dernier, mais composé de manière posthume à partir de ses papiers. Le néophyte a pour sa part entre les mains une forme d’introduction vivante et accessible. Et tous deux tireront profit de cas d’école, bien retracé, de ce que peut donner l’enchevêtrement de la science, de la politique, d’Hollywood parfois, et de l’opinion publique.
En somme, un bel exercice d’histoire intellectuelle.
- Florian Louis, De la géopolitique en Amérique, P.U.F., Paris, 2023
Crédit photo : Florian Louis © Borsano Margherita