Bégaudeau enfin debunked. Dans cette enquête en immersion durant plusieurs heures dans son dernier livre (Comme une mule, Stock), notre chroniqueur d’investigation révèle les secrets les mieux gardés du « bobo germanopratin anti-punk nihiliste wannabe Debord déconstructionniste inassumé », (dixit un anti-bégaudiste anonyme) le plus controversé de l’est parisien : ses catégories porno préférées (vous ne serez pas déçus), ses liens troubles avec l’industrie du plastique (un scandale), sa relation ambiguë (et très problématique) avec une mystérieuse Élodie M. dans les années 90… Jusqu’à la plainte qui a entraîné sa chute – comme Harvey Weinstein. Plongée au cœur du système bégaudien.
Trève de raccolage actif (vous lirez le livre pour tout savoir), voici un vrai scoop : on juge un écrivain à ses écrits. Incroyable n’est-ce pas ? Il faut admettre que, depuis que le rôle d’un écrivain se résume peu ou prou à faire l’animateur culturel dans des foires municipales pour gribouiller des autographes illisibles à des retraités de l’éduc nat, on en oublierait presque qu’un écrivain publie et qu’un lecteur est censé le lire – c’est mieux – avant de se faire son avis.
Que ledit écrivain, éventuellement, paraisse prétentieux, fume trop, pontifie en agitant les mains, préfère NoFX à Sepultura (qu’on lui coupe la tête), ou se dise de gauche radicale alors qu’en fait il achèterait ses bananes pas du tout locales dans un Biocoop du XIème , peu nous chaut : ce ne sont pas des critères esthétiques pertinents pour étayer cet avis. De la même manière que m’avoir entendu beugler « Ho-hisse enculé » au stade Jean Laville lors d’un Gueugnon-Nice vers 1995 (une plainte de Lionel Létizi pour homophobie serait en préparation) ne suffira pas à cancel l’éminent critique que je suis devenu entre-temps.
Il faut arrêter avec ce genre de sainte-beuveries. En littérature, elles conduisent fatalement à corseter les œuvres dans une camisole morale qui empêche de jouir de leur puissance intrinsèque. En l’occurrence, elles empêchent de lire.
Pointer à heure fixe au Commentariat
Que l’écrivain Bégaudeau tende le bâton, c’est une certitude. Après Histoire de ta bêtise, Internet lui a naturellement ouvert les bras comme à tous les réprouvés. Conséquence : il existe aujourd’hui tellement de vidéos Youtube du rhéteur Bégaudeau sur lesquelles les gauchistes se paluchent que Pornhub France envisagerait d’en faire une catégorie à part entière, calée entre Beurette et BBW.
Cela dit, on comprend aussi Bégaudeau. N’en déplaise à la Twitchosphère qui postillonne ses réacts depuis la sortie d’un livre qu’elle s’obstine à ne pas lire, il est naturel qu’un écrivain ayant quelque chose à dire réponde favorablement aux invitations pour deux heures d’entretien plutôt que d’avoir à lustrer les Stan Smith des derniers journalistes littéraires pour arracher un entrefilet jubilatoire dans la presse tradi. Quitte à devoir passer ensuite sous les fourches caudines de la dictature du commentariat.
La blessure, la vraie
Pour les derniers zigotos qui n’ont pas suivi, résumons : en 2020, Bégaudeau fait une blague (raisonnablement sexiste, comme dirait un auteur de droite qui déplace des fenêtres) au détriment de l’historienne de gauche (pléonasme ?) Ludivine Bantigny sur le forum de son site. Croyant être lu par douze habitués, il était en fait lu par treize, puisque la Plaisanterie (avec majuscule, tant on se croirait dans le roman de Kundera) remonte diligemment aux oreilles de Bantigny. Conseillée par ses avocates inscrites au barreau de Twitter, l’historienne finit par porter plainte.
En tant que telle, cette « farce » judiciaire ne tient pas 440 pages. Ça tombe bien : celle-ci est surtout un prétexte, l’élément déclencheur de l’écriture, de la même façon qu’une soirée lyonnaise avait abouti à Notre joie.
Bégaudeau n’est pas tant un écrivain de l’imaginaire qu’un écrivain de l’élucidation : il s’agit ici de mettre à jour les motivations réelles des gens – y compris soi – à faire ce qu’ils font. Aucune excuse ni autojustification à attendre donc (déso pour le spoiler) : la plainte offre plutôt à FB l’opportunité d’« observer à la loupe ce qui s’est fait » (car « rétablir les faits signifie aussi rétablir la justice ») et tirer de l’expérience « beaucoup de savoir, beaucoup de gaieté » (et ça marche : en lisant Comme une mule on sait et on rit beaucoup).
Bégaudeau se livre à un minutieux travail d’enquête solitaire, moins sur la justice en réalité que sur la justesse, l’obsession de toujours, la seule vraie morale de l’art.
Jouer juste
Bégaudeau se livre à un minutieux travail d’enquête solitaire, moins sur la justice en réalité que sur la justesse, l’obsession de toujours, la seule vraie morale de l’art : « Si la justesse contrevient à la cause, tant pis pour la cause. Je veux avoir raison d’avoir raison » dit-il contre ceux qui ont « raison d’avoir tort » (Sartre pour la formule, mais derrière lui tous les « politimanes », ces gens qui ramènent tout à la politique, y compris l’art, les malheureux).
Comme toujours chez le matérialiste Bégaudeau, la recherche s’appuie sur des faits concrets (pléonasme ?) à partir desquels il émet des hypothèses, élabore des spéculations : d’où le texte foisonnant et incarné, aussi dense que drôle, alternant entre le récit et l’essai dans un style non académique qui rebutera évidemment les anti-bégaudistes déjà acquis à leur propre cause.
Entre deux passages consacrés aux aléas de l’affaire (les déprogrammateurs navrés et navrants, les vieux amis qui trouvent une occasion parfaite de se désamifier…), l’écrivain prend le temps de déplier les questions de fond, donne les réponses et les objections afférentes, avance par tâtonnements ou au contraire approfondit des positions tenues de longue date, ouvre des pistes et cartographie les culs-de-sac, propose des arguments immédiatement contre-argumentés, anticipe les réactions d’hypothétiques contradicteurs.
Bref, il prend à bras le corps tous ces sujets « indémerdables » qui travaillent notre petit monde culturel. En vrac : l’art doit-il être moral, doit-il exprimer quelque chose, de quoi peut-on rire (de longues pages sont consacrées aux comiques, de Dieudonné à Blanche Gardin en passant par Louis CK et El Atrassi), lequel du féminisme moral ou du féminisme structurel permet une réelle émancipation, pourquoi « on t’écoute » plutôt que « on te croit », le recours au système pénal carcéral est-il compatible avec l’émancipation notamment des femmes, la notion de « continuum » des violences sexistes est-elle pertinente, l’homme déconstruit de Sandrine Rousseau est-il enviable, qu’est-ce qui distingue l’art militant de l’art politique, etc. Il y a encore beaucoup dans cet etc., qu’une chronique déjà trop longue ne peut épuiser.
L’art n’a rien à dire, beaucoup à faire
Il y a notamment la littérature, le cinéma, même la peinture, qui occupent principalement le dernier tiers du livre. Soit l’art qui affirme son autonomie par rapport à la politique. L’art qui embrasse bien plus large que n’importe quel esprit de système. « Politique ou écrivain, il faut choisir », dit-il, et Bégaudeau a choisi depuis longtemps. Seuls continuent de l’ignorer les politimanes de droite et de gauche.
Sur les œuvres, Bégaudeau tranche. Contre Houellebecq mais aussi contre Annie Ernaux. Pour Bernanos et contre Despentes. Pour Beckett, Gombrowicz, Bolano, Proust, Henry Miller, Joyce, Fitzgerald, Thomas Bernhard, et contre Romain Gary. Pour Bashung et contre Mylène Farmer. Et l’on va comme ça, de surprise en surprise.
Blague à part, rien que cette alléchante session de name dropping devrait donner envie aux lettreux d’aller y voir de plus près. Non ? Ne serait-ce que pour le plaisir de manifester bruyamment un désaccord ? De taper du poing sur la table en disant trop c’est trop, on n’attaque pas Mylène ? De penser que définitivement, preuves à l’appui, ce petit prof de français sans biceps n’y comprend rien à la littérature ?
En ce qui me concerne, c’est un automatisme : quand un écrivain écrit sur des écrivains, sur l’art, sur l’esthétique, j’y vais. Qu’il soit Marc Levy ou Walter Benjamin, peu importe, je deviens le chien qui salive au coup de sonnette. J’ai envie d’en être, de participer à la réunion, sans doute la seule où je me sente à l’aise.
Qu’ils viennent le chercher
Ayant refermé Comme une mule, une question me taraude. À la limite de me turlupiner. D’aucuns disent pis que pendre de l’écrivain Bégaudeau. Crétin qui écrirait comme une vache espagnole, etc. Certes, on voit bien de quelle tranchée politique viennent les missiles. Mais quand même. En crétins je m’y connais autant qu’en vaches espagnoles – j’ai couché avec les deux. Or, j’ai eu beau lire, ouvrir mes chakras en grand, je ne suis pas parvenu à débusquer de crétinisme caractérisé. Je trouve plein de choses mais pas ça. Des divergences, pourquoi pas, des contrariétés, bien sûr, mais point de nullité à l’horizon. Je fais lire à d’autres pour avoir des avis contraires, mais non : eux aussi, FB leur stimule les synapses.
Alors je fais un rêve : que les anti-bégaudistes de gauche et de droite – même ceux qui ne se sont toujours pas remis d’Entre les murs (le droitard partisan de l’ordre et de l’autorité et de l’uniforme est toujours un grand sensible, on le sait) –lisent ce livre, mais le lisent sérieusement, crayon à la main, sourcils froncés et lunettes sur le nez, et démontrent une bonne fois pour toutes en quoi Bégaudeau est un âne. La matière ne manque pas dans Comme une mule, ils pourront s’en donner à cœur joie et nous oindre de leurs trouvailles, dont nous nous délecterons.
En tout cas, qu’ils lisent et viennent participer à la discussion. S’y frottent et s’y piquent. On leur propose un rapport textuel de groupe, ça ne se refuse pas. Ça discute déjà pas mal vers la gauche, les autres sont attendus. Même les centristes. C’est dire si le désir d’inclusion va loin. Comme dit FB : « La littérature ne périra pas d’être surveillée mais de la gigantesque indifférence qui l’entoure. » Parlons-en alors, que la joie demeure, que la fête soit grande et le chaos total.
- François Bégaudeau, Comme une mule, Stock, 2024.