Zone Critique vous propose aujourd’hui d’explorer l’oeuvre de l’écrivain québécois Hervé Bouchard, influencée notamment par celle de Samuel Beckett et de Valère Novarina. De Mailloux à Parents et amis sont invités à y assister, celle-ci frappe sans merci, et impose ses introspections acides au ronron de la conscience satisfaite qu’elle harcèle et fait vaciller.
“De cette contradiction vient sans doute la mécanique ondulatoire de ce que j’écris : alternance maniaque de noyades et de remontées.”
Hubert Aquin, Prochain épisode
Il y a des endroits qu’on efface et dont les souvenirs restent comme entachés par cette disparition violente, comme des fantômes de la mémoire. Les gommés de la carte et de l’histoire, Arvida en fait partie. Ce n’est pas qu’on ait rasé cette ville, on l’a plus exactement « agglomérée » à Jonquière – l’expression même fait penser à un procédé d’usine. Elle subsiste, bien qu’anonymisée dans le portrait général du Québec. À l’origine cité utopique nord-américaine, elle aura finalement été le projet raté de modernisation d’avant la Révolution tranquille. Son nom improbable, ni chrétien, ni autochtone, reste dans les mémoires et ne désigne plus rien.C’en faisait une bonne candidate à l’existence littéraire telle que la lui a offerte l’œuvre de Hervé Bouchard (1). Arvida, « Arvirond », a été et n’est plus, il n’en reste qu’un trop-plein de souvenirs qui ressurgissent çà et là. Les noms réapparaissent à la surface et les personnes – ou « persons » – disparues avec lui se confondent et s’équivalent dans la mémoire, s’y abolissent presque, indistincts et interchangeables, au regard du temps qui ne veut pas en effacer tout à fait les traces. À l’instar de l’un des orphelins de Parents et amis sont invités à y assister, le nom (jamais anodin dans son œuvre et ayant souvent plusieurs formes) est tout ce qui demeure de qui « […] n’avait [pas] su qui être. En vrai obsédé de l’origine, en pauvre Hamlet qui magasine. » (2) Le nom et ce qu’il veut marquer comme singularité pose défi. Chez Hervé Bouchard, ce qu’on pourrait appeler une crise de l’individuation a pour corollaire l’événement souvent douloureux qui détache l’individu de la cellule familiale. Le mal frappe une personne, l’élisant et la distinguant des autres par le fait même, alors que la peine – ou la honte – rejaillit sur tous les membres du clan. Elle se mue alors en faute et l’individuation est d’abord une expiation ratée.
Parents et amis s’ouvre sur les funérailles manquées du père, et pour cause : le prêtre, dont la fonction serait de parler tout haut et dont la parole devrait subsumer les cris et les pleurs des endeuillés, n’a pas de langue. Son mutisme donne à la mère manchée et aux orphelins la pleine liberté de parole. Or, abandonnés ainsi à leur douleur, on assiste à tout autre chose qu’à l’oraison funèbre et aux plates condoléances. C’est une véritable orgie de lamentations qui s’y substitue, la famille laissée à elle-même avec ses secrets mis au grand jour. « Dans les murs que nous élèverons, nous percerons des fenêtres et des portes. – Nous prendrons celles de la maison »(3) se répondent les orphelins, après la mort du père. Lui disparu, ils ne peuvent rien d’autre que déconstruire la maison. Elle n’est plus qu’une carrière d’où ils extrairont péniblement des matériaux pour fabriquer, au mieux, un refuge. Cette nouvelle maison ne sera qu’une forme avilie de l’ancienne, comme une image rémanente des souvenirs d’enfance. Comme il a amputé une fois la famille, le deuil la défigure à jamais.
Ce même deuil sera à nouveau subi dans Le faux pas de l’actrice dans sa traîne où l’auteur propose une mise en scène de Parents et amis. Le catalogue des vierges de fer – il s’agit bien de l’instrument de supplice – dont l’appariteur du théâtre et le directeur font l’historique en début d’ouvrage détaille toutes les violences dont l’actrice doit s’investir pour jouer le rôle de la veuve manchée. La représentation du deuil doit communiquer la douleur aux acteurs et aux spectateurs-lecteurs pour qu’elle prenne sens :
Je suppose que tu saisis dans l’aventure qu’elle n’est pas seule à courir le danger.
Le piège qu’on lui tend, c’est bien aussi une épreuve que tu dois traverser.
Tu la veux dans le rôle de la veuve.
Tu la veux dans la robe en bois de la veuve.
Pense aussi à ce que te vaudra le succès de l’entreprise.
Dans son corps en bois, avec sa tête de mère.
Le désir est toujours une affaire d’empêchement.(4)
Dans l’œuvre d’Hervé Bouchard, les passages d’une étape à une autre, d’un personnage à l’autre sont autant de « récits de déformation ». L’actrice est contrainte de se contorsionner dans la robe de bois afin d’éviter les pieux tournés contre elle. La leçon est durement imposée à eux – « La douleur, disait le sous-chef du réchauffement dérangé, la douleur c’est la mort qui te dit que vivre c’est souhaiter que ça finisse » (5) – et laisse une profonde blessure dans la mémoire. Ses œuvres romanesques l’interrogent à la première personne au moyen d’une syntaxe la plus proche possible de la langue parlée et de la pensée. Les œuvres théâtrales, en parallèle, cherchent quant à elles à restituer au présent ce que contient d’horreur passée tout ce qui nous est devenu familier.
L’auteur porte les arguments particulièrement durs de ses drames familiaux au moyen d’une langue audacieuse, sans que celle-ci ne cède à une obscurité facile
L’auteur porte les arguments particulièrement durs de ses drames familiaux au moyen d’une langue audacieuse, sans que celle-ci ne cède à une obscurité facile. L’auteur invente des mots et un style propres à servir la mémoire fluctuante de ses personnages, rythmée par les spasmes de douleur. D’où vient ce style souvent haché et cette expression d’une nudité saisissante : elle emprunte par exemple des pointes au parler populaire qu’elle réarme en le mêlant à sa poésie et en le sortant de son contexte. Il en vient par endroits à évoquer la manière de Céline :
“Et le bruit dans la maison, pas vraiment du bruit, mais un mouvement sonore de la vie qui disparaît, les brancardiers y étaient habitués, ça ne les bouleversaient en rien qu’ils disaient. Ils racontaient des histoires horribles. Elles étaient vraies, on ne sait pas, mais ç’aurait pu nous aider à supporter le moment de douleur qu’on sentait aussi mal que des bras de chaise, fallait qu’on y goûte.”(6)
Style hybride
La forme de Parents et amis, mi-romanesque mi-théâtrale, est servie par ce style hybride capable de communiquer l’horreur cachée sous
la banalité. Ici, ce sont les anecdotes indiscrètes et cruelles des ambulanciers placées sur le même plan que la violence domestique et ce « fallait qu’on y goûte », rappelant certaines clausules du Voyage au bout de la nuit. Or, Hervé Bouchard en avait déjà usé dans Mailloux, son premier roman, où le style était mêlé à des éléments puisés tantôt à une veine truculente, voire rabelaisienne, tantôt au théâtre de l’absurde. Par exemple ce court chapitre intitulé « Série de noyades » (nous soulignons) :“Noyade à dix-neuf ans d’un oncle Mailloux que ma mère conte souvent. Noyade à six d’une cousine Mailloux et d’une voisine Biloq de sept, attachées l’une à l’autre à la taille à l’aide d’une corde à sauter. Noyade à douze d’une fille Mailloux non contée. Noyade chaque jour de Mailloux Jacques né sans corps dans une mare de boue parlant bouchon par le tube du cesse-respir.”(7)
Onomatopées et mot-valise, paronomases et allitérations y paraissent plus nombreuses, comme si les effets de style plus abondants dans le premier roman cherchaient à évoquer les jeux de son narrateur-enfant.
Plus encore que Parents et amis où la narration, au présent, était partagée entre plusieurs personnages, Mailloux consiste en une anamnèse douloureuse de son narrateur. Jacques Mailloux, seul, soliloquant, affronte le passé, suspendu dans le temps comme s’il revivait les drames de son enfance. Le narrateur recule ainsi à tâtons dans le noir de son passé. Il remonte par à-coups les fils de sa mémoire jusqu’aux « histoires de novembre et de juin » où elle est nouée. Sa phrase butée aux souvenirs pénibles est contrainte d’inventer les moyens de prendre de la distance avec l’événement, ici la noyade. Elle nous la laisse deviner de proche en loin, suscitant une intense émotion chez le lecteur au(x) moment(s) de la reconnaissance :
“Je suis la colline désolée. La teneur de la boue m’a. Le mot « colline » me passe sous le menton, je suis incapable de le prononcer et je n’ai plus de corps. Quand cesse l’abominable défilé, la boue est de sauvetage avec son nom emprunté le temps qu’on voie de quoi je parle. Plein tube. C’est la noyade […]”(8)
Ailleurs, elle la laisse émerger d’une tirade d’inspiration surréaliste quand elle ne l’insinue pas tout simplement, comme dans le passage cité plus haut. Là encore, une poétisation dont les excès sont choisis avec soin relèvent l’horreur qui gît sous l’ordinaire. Comme s’il se récitait sous hypnose, le narrateur fait côtoyer l’idyllique et le tragique sans pudeur ni retenue. Il se souvient ainsi d’une partie de ballon-chasseur dans la cour d’école :
“Au poteau ! Au poteau ! Au poteau ! Le flot [i.e. gosse] s’en va contre le lampadaire et chacun son tour, à trois mètres du poteau, on va tenter de l’atteindre avec le ballon en visant la tête, oui, il faut qu’il meure, il faut qu’il meure, envoye, envoye, on joue, on le fait avec le ballon, on le fait avec des balles dures, on le fait avec des cailloux, va chercher ta carabine à plombs […]”(9)
Il y a description analogue du plaisir sadique (commun à tous les âges) que l’on retrouve dans Numéro six, rapporté au spectateur lambda d’un match de hockey :
“Il ne s’assoit jamais. Il boit. Il crie du haut des gradins, derrière tout le monde, et son grand manteau en cloche porte sa voix. C’est ce qu’il vient faire à l’aréna, crier Tue-le ! Il entrevoit la possibilité d’une mise en échec et crie Tue-le ! À la moindre menace d’altercation, Tue-le ! Au soupçon d’une échauffourée, Tue le !”(10)
Dans un moment de lucidité, l’entraîneur tentera de faire voir aux jeunes hommes l’horreur que la violence du sport peut inspirer : « la honte qu’ils nous font, c’est l’miroir du spectacle que nous leur donnons ». En vain. Les garçons de penser en chœur : « On ne réfléchit pas / la honte qu’ils nous quoi ? ». Ils ont assimilé cette violence, ils ont été déformés à son contact quotidien et à la part qu’ils y prennent. Ils sont désormais aveugles et insensibles au mal, d’autant plus vulnérables à lui lorsqu’il leur reviendra de plein fouet (Parents et amis) ou ne hantera leurs consciences (Mailloux).
Cette œuvre inquiète et puissante, dans ses deux premiers opus surtout — Mailloux et Parents et amis sont invités à y assister —, fait déjà date dans la littérature d’outre-atlantique. À raison : l’œuvre d’Hervé Bouchard frappe sans merci : elle impose ses introspections acides au ronron de la conscience satisfaite qu’elle harcèle et fait vaciller. Ses personnages sont surpris par la douleur au moment où ils s’y attendent le moins, le mal attend pour se révéler à eux la fin d’un long refoulement d’où lui vient l’élan et la force d’impact. L’enfance, la famille, ne laissent pas indemne, apprend-elle, et on porte malgré soi et sans le savoir les débris de leur éclatement.
Notes :
7 Mailloux, Montréal, Le Quartanier, 2010, [L’Effet pourpre, 2002], p. 27. Nous soulignons.
8 Ibid., p. 17-18.
10 Numéro six, p. 139.
Bibliographie :
- Mailloux – histoires de novembre et de juin, (1re éd.) l’Effet pourpre, 2002; (2e éd.) Le Quartanier, 2006
- Parents et amis sont invités à y assister, éd. Le Quartanier, 2006
- Harvey, comment je suis devenu invisible, éd. La Pastèque, 2009
- Numéro six, éd. Le Quartanier, 2014
- Le père Sauvage, éd. Le Quartanier, 2016
- Le faux pas de l’actrice dans traîne, éd. Le Quartanier, 2016
Jean-Nicolas Mailloux