Découvert au Cinéma du réel, il aura fallu attendre plus d’un an pour que le long-métrage documentaire d’Éléonore Weber, Il n’y aura plus de nuit, rejoigne enfin les salles obscures. Cet essai à la fois cinématographique et politique sonde les images d’une guerre moderne perpétuelle et se confronte à la conscience – individuelle et collective – qui les produit et les gouverne.

Une conscience totalitaire balaye le monde de son scope infrarouge : au milieu du cadre et des données affolées, un viseur manifeste la recherche d’un regard inquiet, auscultant sans relâche la nuit et le bruit numériques à la recherche d’un mouvement, d’une pulsation, d’une existence. C’est la guerre, nous dit-on, on se croirait pourtant au cœur d’un dispositif cinématographique. Dans Il n’y aura plus de nuit, Éléone Weber parcoure la somme des archives audiovisuelles témoignant des missions de recherche, de surveillance et d’élimination des combattants des forces talibanes d’Irak ou d’Afghanistan, toutes réalisées depuis un hélicoptère et enregistrées à des fins opérationnelles par les armées françaises et américaines.

S.T.A.L.K.E.R

Cette fouille archéologique de vestiges épars et fragmentaires est réalisée sous le contrôle expert de Pierre V., pilote de son état, dont les propos rapportés tentent de traduire au spectateur néophyte les pensées et sentiments du pilote-tueur, ses obsessions, ses peurs, ses doutes, ses joies aussi. La caméra prolonge le nerf optique, et le plan – pur, toujours mouvant, sans aucune trace de montage – s’apparente au flux de conscience du militaire transformé en une sorte de filmeur absolu. À ce titre, on comprend aisément que son hantise profonde soit la perte de vue, c’est-à-dire le moment où l’ennemi, ou du moins celui qu’on suppose être un ennemi, disons l’autre, ce phénomène visible le plus craint et le plus désiré par le pilote, le moment donc où l’autre se dérobe au regard, se dissimule au milieu de tous les autres phénomènes, et cesse donc quelque part d’exister, alors qu’on le sait justement exister quelque part, disparaissant ainsi des étroites limites de la perception, qui n’accorde de matérialité qu’à ce qui se soumet à son royaume étriqué.

Ce champ de vision n’est plus qu’un amas de plaines infertiles, d’images stériles, sans relief ni perspective, où la culture du doute est la seule valeur rescapée d’un éthos militaire décharné. Pour le pilote, le plus grand suspect, c’est encore le réel, qui abrite lui-même les indices de sa possible trahison. Je ne peux pas en croire mes yeux devient Je ne peux pas croire mes yeux, le scepticisme succédant à l’émerveillement. C’est que le réel est déceptif, que rien ne ressemble plus à un fusil qu’un pied de caméra, que les manœuvres discrètes du combattant isolé se révèlent parfois être les gestes tranquilles et quotidiens du paysan solitaire. Une disjonction complète s’accomplit entre l’expérience sensible et sa traduction par des images désincarnées, dont le langage froid et métallique comme des balles s’évanouit dans le méthodique phrasé militaire qui l’accompagne : Stand-by. Engage. Cease fire.

En dessous du rouge, le gris. 

La frontière de la guerre et de la paix est alors abolie. La notion même de guerre est vidée de son essence, de sa pulsion première, de sa violence originelle : il ne s’agit plus de conquérir ou de dominer, de détruire ou d’anéantir, d’ouvrir les portes des enfers ou d’entamer une marchée forcée vers la nuit des hommes. Sur l’écran performatif, le sang a perdu sa couleur écarlate, la douleur le résonnement des atroces gémissements : la vaste désensibilisation du monde permet de maintenir le pilote dans un paradigme totalement différent, dans les limbes des innocents. En d’autres mots, le monde du pilote est ailleurs. Il est un troisième terme, intercalé entre son pays et la guerre extérieure qui le menace continuellement, sans entretenir de rapport matériel ni avec l’un ni avec l’autre. L’ennemi, on se contente de le neutraliser, et donc de rendre son action insignifiante, comme on retirerait un pion d’un échiquier. Surtout pas de débordement, pas de dommages collatéraux.

Ces archives, Éléonore Weber les prend pour ce qu’elles sont : de la matière cinématographique

Ces archives, Éléonore Weber les prend pour ce qu’elles sont : de l’image, de la matière cinématographique, à même d’être regardée, pensée, saisie par l’aperception, investie par l’imaginaire. Pierre V. parle d’ailleurs de sa fascination pour le scintillement aberrant et démultiplié des étoiles, provoqué par les caméra thermiques, qui risque de toujours détourner le pilote de sa mission. Il évoque aussi la tranquillité insolente d’un homme en blanc. Mais ce que nous voyons, ce que le pilote voit alors, ce n’est plus un homme, drapé dans un sépulcral habit traditionnel , c’est une apparition mystique, auréolée d’un éclat éternel et s’anéantissant dans une éblouissante révélation. Un miracle de la vision.

De par son constant enregistrement, le champ visuel de la guerre rejoint alors celui du fait divers, tel que l’exposait l’incroyable documentaire sur l’Affaire Watts, tuerie familiale intégralement capturée, et même mise en scène par anticipation, par toutes les caméras possibles et imaginables – vidéos personnelles tournées pour les réseaux, enregistrements des caméras de surveillance ou des caméras de contrôle ancrées dans le corps policier, images policières de garde à vue, images judiciaires et médiatiques du procès, le crime n’appartenant plus à l’ombre et à l’invisible, dissimulé aux yeux de tous, au grand jour. Dans le monde civil comme dans le monde militaire, il n’y aura plus de nuit, la vision se limitant à un enregistrement ininterrompu et maladif, quand paradoxalement une infinité d’images tomberont dans un oubli général et commode.

Toujours ouverts, toujours veillants les yeux de mon âme

Qu’est-ce qu’une image, si elle n’est pas faite pour être regardée ?

Qu’est-ce qu’une image, si elle n’est pas faite pour être regardée ? Pierre V. se refuse à le concevoir, louvoyant, justifiant de l’inintérêt profond que constituerait pour un regard extérieur le visionnage de ces enregistrements. Au contraire, Éléonore Weber confronte des idées vagues avec des images claires, selon l’adage godardien. Elle exhume surtout ces films-fantômes enfouis dans la mémoire du pilote comme dans la conscience collective, ces images qui ne seraient pas faites pour être regardées, ces images que l’on ne voit pas, davantage parce que l’on ne veut pas les voir, plutôt que parce que l’on nous les cache.

C’est justement par le truchement du regard de la documentariste sur l’archive que se produit un événement pas tout à fait quelconque – même si sa portée reste bien entendue limitée, même si les morts demeurent dissimulées sous un sarcophage pesant et silencieux. Soudain, le rétablissement s’opère entre filmé et filmeur, observé et observateur, cible et viseur, tué et tueur : un dialogue se crée, et la fragile sensation d’appartenance à un même monde réapparait. Avec elle, la stupeur, l’horreur, la sidération peut-être, l’éprouvant cortège des sentiments humains submerge le spectateur, dont le regard s’était solidarisé à celui des pilotes. Avec elle, ces images de techniciens machiniques et dévitalisés redeviennent le champ aveugle, mais potentiellement fertile, d’une pensée organique. Les ténèbres de la salle s’épaississent et les yeux rendent grâce, soulagés que le nouveau jour ne se soit pas encore levé, pour ne plus jamais se coucher.

  • Il n’y aura plus de nuit, un documentaire d’Éléonore Weber, sortie le 16 juin 2021