Cherchant à faire naître un dialogue fécond entre les formes artistiques en faisant fi des frontières, Kayije Kagame nous convie au Théâtre de Gennevilliers pour sa nouvelle création pluridisciplinaire en forme de diptyque. Intérieur nuit / Intérieur vie, présenté en partenariat avec le programme On Tour du Centre culturel suisse, est un spectacle qui se déploie en deux temps : sous la forme d’un court-métrage produit par la Cie Victor, puis d’un seul en scène de la comédienne. Une petite forme poétique et inventive, à voir jusqu’au 3 avril 2023.
La salle s’obscurcit, le projecteur s’allume. Une image apparaît : on ne distingue rien, et on serait bien en peine de dire où on se trouve. Seul l’éclairage gris-vert d’une servante posée dans l’obscurité nous laisse entrevoir les volumes tout autour. Un rideau de fer se lève alors lourdement dans un fracas de cris métalliques, et la salle vide de la Comédie-Française apparaît lentement sous nos yeux. Le théâtre s’invite jusque sur la pellicule, et nous voilà immédiatement propulsés dans la situation exactement inverse à la nôtre. Assis dans la salle et dans le noir, face à la toile, mais à présent aussi sur scène, face à la salle éclairée. Agissant comme un miroir inversé, cette image est une promesse : nous allons accéder à l’envers du décor, voir ce qui est normalement invisible.
Pour celleux qui travaillent la nuit, l’aube devient crépuscule. Ils entrent dans l’obscurité comme nous entrons dans le jour.
Structuré en deux parties successives, ce court-métrage réalisé par Kayije Kagame et Hugo Radi est centré autour de deux personnages noirs : un acteur de la Comédie-Française au moment de ses derniers préparatifs avant d’entrer sur scène, et une gardienne de nuit faisant sa ronde dans les salles du Muséum d’histoire naturel de Genève. Tous deux “vivent dans les franges de la visibilité”, car même s’ils travaillent dans des lieux tout entiers tournés vers la monstration (d’une pièce ou d’une collection), quelque chose les empêche, eux, d’apparaître pleinement. Pour le personnage joué par Gaël Kamilindi de la Comédie-Française, c’est un soir de représentation. Il se prépare, se dit son texte à lui-même dans sa loge, puis arpente les couloirs labyrinthiques desquels il restera piégé, ne parvenant jamais à atteindre les coulisses et encore moins la scène. La gardienne de nuit, incarnée par Kayije Kagame, apparaît quant à elle lorsque la nuit tombe et que les salles sont vides, pour disparaître au point du jour, avant que les visiteurs n’affluent. Les seuls à l’avoir vu seront les animaux empaillés et son collègue venant prendre sa relève. Intérieur nuit fonctionne donc par des jeux d’opposition et de dédoublement, entre les espaces de lumière et ceux plongés dans l’ombre, entre la scène et les couloirs, entre le jour et la nuit, entre ce et celleux que l’on voit et ce et celleux que l’on ne voit pas. Le temps lui-même s’en retrouve retourné : pour celleux qui travaillent la nuit, l’aube devient crépuscule. Ils entrent dans l’obscurité comme nous entrons dans le jour.
Dans ces petits instants, la vie refait son apparition dans la nuit.
Ici, la nuit n’est pas le lieu du mystère et de la fantaisie, propice à l’imagination. Elle n’est pas un moment de rêverie. La nuit engloutie, elle fait disparaître ceux qui sont forcés d’y entrer. Le jeu d’opposition, qui commence dès le titre de la pièce – Intérieur nuit / Intérieur vie – laisse peu de place au doute. Si la nuit est l’inverse à la vie, c’est qu’avec elle, on cesse d’exister aux yeux des autres. C’est à se demander ce qui pourra sauver nos personnages. Pourront-ils sortir de cette nuit ou bien sont-ils condamnés à tout jamais ? Le comédien et la gardienne trouvent malgré tout des parades à l’invisibilité. Comme un bras d’honneur à cette représentation à laquelle il ne peut participer, le premier s’endort dans la salle des comédiens, face à la télévision sur laquelle on retransmet ce qui se passe sur scène. L’autre, au beau milieu de sa ronde, danse quelques minutes dans un couloir désert, éclairé par une lumière blafarde. Elle reste statique, ne fait que quelques petits mouvements, mais sa tête se penche, ses genoux se plient et elle sourit. Dans ces petits instants, la vie refait son apparition dans la nuit.
Quand la scène est vide, entre deux représentations ou quand le lieu est fermé, c’est elle qui brille. Elle est là lorsqu’il n’y a plus personne.
Si Kayije Kagame refuse toute dimension poétique à la nuit, il reste néanmoins une puissante symbolique : la lampe, premier objet du film. Elle a le nom de servante, figure modeste, à l’ombre de ceux qu’elle sert. Accessoire de théâtre, elle est aussi l’unique source de lumière restant allumée dans un théâtre quand tout est plongé dans le noir. Quand la scène est vide, entre deux représentations ou quand le lieu est fermé, c’est elle qui brille. Elle est là lorsqu’il n’y a plus personne. Comme la gardienne du musée, lampe torche à la main, elle veille. On l’appelle aussi sentinelle, ou ghost light en anglais, veilleuse ayant pour tâche, selon les superstitions, de faire fuir les fantômes qui hantent les lieux ou bien de leur permettre de se produire sur scène afin de les apaiser. Dans la deuxième partie de ce spectacle, la présence de Kayije Kagame sur scène s’apparente à celle de cette sentinelle. Elle est là pour porter la parole des autres sur scène, leur donner une voix : ces autres qui sont aussi invisibles que les fantômes des superstitions, “celleux qui vivent dans les franges de la visibilité, aux marges des expositions et des représentations, entre la nuit qui s’achève et le petit matin”.
Kayije Kagame transforme ce diptyque en un puissant réseau de diffraction.
La toile est démontée et enlevée. Nous sommes revenus dans la salle, devant une scène nue et Kayije Kagame face à nous. Dans la lumière elle est seule, droite, debout, mais ce n’est pas seulement elle qui s’exprime. On croit qu’elle nous propose de nous guider dans notre compréhension du film, mais c’est une parade. À aucun moment la réalisatrice et actrice ne cherche à nous donner des clés de lecture ou une grille d’analyse. D’ailleurs, est-ce bien ses propres mots à elle qu’elle prononce ? Elle se joue de nous, spectateurs, en rejouant là une conversation qu’elle a eue à propos du film que nous venons de regarder. C’est un jeu, celui de la superposition des discours et des éléments de langage des deux interlocuteurs, dont nous serions bien en peine de déterminer qui a dit quoi ou qui pense quoi. Un dialogue déguisé. Dédoublant à l’infini les formes, les mots, les interprétations, le sens de ce que nous voyons et entendons, Kayije Kagame transforme ce diptyque en un puissant réseau de diffraction.
Alors que les personnages de son court-métrage étaient piégés par la nuit, ici, la comédienne parvient jusqu’à la lumière. Habile retournement : si les personnages du film, dont celui joué par Kayije Kagame, sont pratiquement toujours silencieux, ici, la parole est entièrement à elle. Sur le plateau, il n’y a personne d’autre, elle n’est pas reléguée au second plan, elle n’est pas à l’arrière, dans l’obscurité. Non, elle est au centre de la scène, et rien ne peut distraire notre regard de sa présence évidente et bien réelle. C’est comme si le personnage émergeait de sa nuit et sortait de son écran, pour prendre vie ici. Comme si la vie, c’était l’instant présent sur scène, la présence physique, la lumière. La possibilité d’être visible.
Clara Colson
- Intérieur nuit, le film, produit par la Cie Victor, réalisé par Kayije Kagame et Hugo Radi, avec Gaël Kamilindi de la Comédie-Française, Damiaan de Schrijver et Kayije Kagame
- Intérieur vie, la pièce, conception, écriture et jeu de Kayije Kagame, avec la participation de Jérôme Bel à la conception, à partir d’une conversation avec Christophe Kihm
- Du 24 mars au 3 avril 2023 au Théâtre de Gennevilliers
Crédit photo : © Cie Victor