La sortie à la fin de l’année 2016 du film Jack Reacher avec Tom Cruise dans le rôle titre et réalisé par Christopher McQuarrie, est passée relativement inaperçue. Pourtant il s’agissait là d’un excellent prétexte pour s’intéresser à la série de romans, dix-neuf au total, écrits par Lee Child, qui ont inspiré cette nouvelle franchise.
Jack Reacher est né dans l’esprit, alors passablement embrumé par l’alcool, de Lee Child. Lee est à la fin des années 1990, un pauvre bougre qui hante les pubs britanniques à la sortie des petits boulots qu’on daigne bien lui accorder. Un bon génie lui souffle l’idée, entre deux Guinness, de raconter les aventures d’un géant musculeux qui met des raclées à longueur d’aventure. Lee, visiblement bien avisé, s’attèle à l’écriture d’un premier roman et se retrouve rapidement propulsé hors de son pub miteux et hissé au rang « d’incontournable » du roman policier.
À chaque nouvelle aventure de Jack Reacher, le succès est prodigieux. En moyenne, plus de vingt livres sont vendus par seconde dès la pre-mière journée de mise en vente de chacun de ses romans, et l’engouement se prolonge plusieurs mois durant. Lee Child devient alors un véritable phénom ène de l’édition. Une telle déferlante a suscité un grand intérêt pour Lee Child aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les pays anglophones.
Les critiques adressées à l’auteur sont globalement positives, les journalistes littéraires évoquent une maîtrise certaine du polar, et même un plaisir coupable dans la lecture, qui malgré un style peu flamboyant est toujours prenante et plaisante.
Jack Reacher, un personnage hors norme.
Si la série de romans plaît, c’est principalement, et tous les témoignages s’accordent à le dire, grâce à son héros : Jack Reacher. Il convient de donner quelques éléments d’analyse sur ce dernier pour comprendre l’immense succès dont jouit la série. Jack Reacher remplit parfaitement le cahier des charges du héros moderne (ou de l’anti-héros classique, c’est du pareil au même) au point qu’on pourrait presque accuser Child de tomber dans la facilité.
Jack Reacher remplit parfaitement le cahier des charges du héros moderne (ou de l’anti-héros classique, c’est du pareil au même)
D’abord Reacher traîne ses basques aux États-Unis, sur « les longues routes gelées du Nebraska », qu’il sillonne en bus et en stop, alternant petit boulot et « vie chez l’habitant ». Alors oui, vous me direz que l’image n’est plus originale depuis Easy Rider, et c’est tout à fait exact, pourtant elle n’en demeure pas moins diablement efficace. Ensuite, Reacher est sombre et taciturne, on ne sait rien de lui, si ce n’est qu’il est peu enclin aux bavardages, la case « mystère » est donc cochée sans trop d’efforts, encore un point facile pour Child, mais on le lui accorde volontiers. Enfin, et c’est sa qualité majeure, Reacher est un bel homme aux qualités athlétiques confirmées qui voue la puissance de ses 110 kilos de muscles à une seule et même chose, invariablement, quel que soit le contexte : casser des gueules.
Accessoirement, il séduit des femmes magnifiques, ce qui n’est pas sans déplaire au public majoritairement masculin de Jack Reacher. Si avec ça, Child ne vendait pas de romans…
Nous ne reviendrons pas ici sur la biographie du héros, que Child distille tout au long des ouvrages. Ce qu’il importe de savoir c’est que Reacher a voué toute sa vie à la castagne, il est un ange de la destruction. Rien, absolument rien ne lui résiste, pas même les ennemis les plus effrayants. Ce qui pourrait être pris pour une facilité scénaristique est, comme nous le verrons un puissant ressort humoristique.
On peut même pousser l’analyse un peu plus avant. Tous les éléments biographiques que Child prête à Reacher sont orientés dans le but de présenter le personnage comme un héros invincible, bon et juste. Tout cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler une certaine forme du roman médiéval. En effet, une aventure de Reacher se fonde sur les mêmes ressorts qu’une aventure de Lancelot ou Galaad, une série d’épreuves est opposée au héros qui en sort finalement victorieux.
L’Amérique des vastes espaces : le décor
Notre héros est un voyageur . Il rôde, marche, avance sur les routes. Il n’a pas de permis et voyage en stop ou en bus, généralement sans but précis, dans une sorte d’ascèse presque franciscaine. Une fois sa tâche accomplie, toujours du bon côté, il peut reprendre son chemin sans but, avancer tout simplement vers une autre aventure. Il marche là, sur la route américaine, sur les traces des longues envolées lyriques de Walt Whitman, lorsqu’il chante « la grande nation, la nation de maintes nations », sur la culture de la route américaine, celle de la conquête de l’Ouest, celle des clochards célestes de la beat génération, celle du road movies.Il est libre dans un espace libre, sans barrières, ni limites. Sa quête n’est que dans le voyage, vers une nouvelle route, un nouvel espace à emprunter. Le nom des villes, des États qu’il traverse sont les lieux de cette quête sans cesse recommencée. Il n’y a pas de répit pour le héros solitaire, pas de halte possible.
Elle traverse les grands mythes américains, ceux de l’immensité et de la nouvelle frontière, à toujours atteindre. Elle traverse aussi, (un géographe devrait s’atteler à cartographier cette trajectoire), à travers de multiples rebondissements, un espace « américain », celui des vastes horizons, des déserts traversés d’autoroutes sans fin, et jonchés çà et là, au hasard du voyage et des haltes, de stations-service perdues et de motels bon marché.
Le plaisir du lecteur
Ce portrait une fois dressé, on comprend peut être mieux le potentiel de séduction d’un tel personnage auprès du public. Reacher, homme libre, c’est la métaphore de la force, de la justice aveugle et du courage inébranlable. Il prend en effet toujours fait et cause pour la veuve et l’orphelin. Il a l’obligation morale de régler les injustices, surtout lorsque ladite injustice ne relève pas, à priori, de son ressort. Il prend systématiquement le parti du « bien » (la femme battue, le fermier racketté, l’innocent condamné), sauf lorsqu’il se trompe sur la réalité de la menace ou qu’il est acculé.
Reacher, homme libre, c’est la métaphore de la force, de la justice aveugle et du courage inébranlable. Il prend en effet toujours fait et cause pour la veuve et l’orphelin.
S’engage alors un mécanisme presque infantile: le lecteur s’associe très fortement à l’image de Reacher, et éprouve un plaisir jubilatoire quand ce dernier corrige les « méchants ». Ce plaisir est en partie dû au contrat que Lee Child établit avec le lecteur : à savoir « quoiqu’il arrive, Reacher va mettre des roustes à tour de bras ».Le lecteur sait d’avance, avant même d’ouvrir le livre, que celui qui provoque Reacher a perdu d’avance. Tout le plaisir pour le lecteur consiste à regarder « le méchant » se débattre et faire preuve de trésors d’ingéniosité et de fourberies machiavéliques pour essayer d’échapper, en vain, au terrifiant colosse qui avance, implacable.
L’intérêt à chaque nouveau roman étant de se dire « Tiens-donc ce méchant-là me semble coriace, peut-être bien que celui-ci va gagner… mais non c’est impossible… et pourtant on ne sait jamais ! ».
D’une certaine façon, lire un roman de Lee Child, c’est activer les mêmes sentiments que ceux de l’aficionado qui assiste à une Corrida. Si le taureau n’a aucune chance, l’enjeu disparaît. Mais il sait, au fond de lui, connaisseur des règles du jeu, que la bête mourra, et que son corps ensanglanté quittera l’arène sous les acclamations de la foule. Paradoxalement, la mort du Torero est donc inenvisageable. Le scénario est donc toujours le même. L’âme sombre et brutale est le taureau, Reacher le Torero.
On doit compléter l’analyse et introduire un autre aspect très important chez Lee Child que nous évoquions plus haut: le rire. L’invincibilité symbolique et factuelle de Reacher permet à Child de jouer sur le caractère comique de certaines situations. Les scènes de bagarres sont, à ce titre, souvent cocasses et profondément réjouissantes.Ce débordement de force permanent et ce sens aigu n’est pas sans rappeler la tradition du super-héros américain, Reacher c’est l’invincible Hulk et Batman réunis, l’éternel redresseur de torts. Les marques du héros : une force herculéenne, une invincibilité, au service de la justice.
Alors, bien évidemment, ces mécanismes sont connus et abondamment utilisés dans le monde du roman. Child n’invente rien. C’est un écrivain qui, du point de vue très formel du style, est efficace sans être brillant. Les dialogues sont secondaires par rapport aux sentiments, aux ambiances dans lesquels le lecteur est convoqué.L’efficacité dans l’écriture permet de se plonger rapidement dans le roman, l’aventure qui nous est proposée. Tout se lit d’une traite avec une facilité déconcertante ; il n’y a pas, ou peu, de longueurs, malgré des romans conséquents.
Lee Child doit être aussi lu pour ce qu’il propose d’une mythologie américaine, des figures du Mal, du Go West, des trajectoires incertaines qui mènent, finalement, au Bien, les constructions fondatrices d’une mémoire américaine, vues d’un oeil européen.
Cependant toutes les réalisations ne se valent pas. Sans Douceur excessive est un livre d’enquête bien mené, mais qui n’exploite pas assez Reacher, qui ne se bat vraiment que lors du combat final. A contrario, La cause était belle est particulièrement drôle, notamment en raison du nombre de corrections que distribue Reacher de la première à la dernière page. Tous les aspects de Reacher y sont particulièrement bien exploités, le roman est étonnamment bien écrit et très divertissant, avec une enquête fouillée. L’intérêt d’une telle lecture réside pour beaucoup dans ce qu’elle a de simple et efficace.Lee Child doit être aussi lu pour ce qu’il propose d ’une mythologie américaine, des figures du Mal, du Go West, des trajectoires incertaines qui mènent, finalement, au Bien, les constructions fondatrices d’une mémoire américaine, vues d’un oeil européen.
Bibliographie indicative :
- 61 Heures, Calmann-Lévy, 2013
- La cause était belle, Calmann-Lévy, 2014
- Mission confidentielle, Calmann-Lévy, 2015
Antoine Ettori