Journaliste américain installé au Japon, Jake Adelstein a passé sa vie à traquer les Yakuzas, leurs réseaux et leurs zones grises. Dans cet entretien, il revient sur ses enquêtes les plus marquantes, son passage du journalisme au métier de détective privé, et l’evolution du crime organisé japonais ces dernieres decennies, des cybercriminels aux sociétés écrans, en passant par le phénomène fascinant des évaporés.

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Vous êtes originaire du Missouri. Vous avez commencé votre carrière de journaliste au Yomiuri Shimbun, le quotidien le plus important du Japon. Qu’est-ce qui vous a conduit à cette profession et à ce pays ? 

Enfant, je ne rêvais pas vraiment de devenir chroniqueur judiciaire au Japon. J’ai étudié la langue à l’université et quand l’opportunité de travailler pour le Yomiuri Shimbun s’est présentée, je l’ai saisie. C’était le journal le plus important du pays et à l’époque, avant moi, le quotidien n’avait encore jamais embauché d’étranger. C’était un peu le baptême du feu, mais j’ai adoré. Le journalisme, et en particulier couvrir des affaires criminelles, m’a donné le sentiment de pouvoir découvrir le Japon de l’intérieur – ce que les personnes venant d’ailleurs n’ont jamais l’occasion de faire. 

Mais soyons honnêtes, j’étais un outsider fasciné par les autres outsiders. Les Yakuzas, même si c’est une entité typiquement japonaise, viennent des marges de la société – ils sont Coréens, burakumin, ou appartiennent à d’autres groupes discriminés. Leur existence témoigne d’une réalité japonaise plus fondamentale : le besoin de structure, même dans le crime, et la manière dont ceux qui sont exclus de la société parviennent souvent au pouvoir, d’une façon ou d’une autre. 

Ça a commencé par de la simple curiosité de ma part, mais c’est devenu obsessionnel. Partir à la chasse aux histoires, faire éclater la vérité et se frayer un chemin dans les dynamiques sociétales complexes qui régissent le Japon – tout cela m’a donné envie de continuer. Et puis, Tokyo est une ville où l’on peut vivre toute son existence sans jamais réussir à totalement la comprendre. C’est un mystère qui m’a rendu accro. 

Vous avez enquêté sur Tadamasa Gotō, l’un des principaux dirigeants yakuzas du pays, et les conclusions de votre investigation ont contribué à sa chute. Pouvez-vous nous en dire plus ? Qui était-il, et qu’avez-vous révélé ? 

Tadamasa Gotō était à la tête du Gotō-gumi, une branche particulièrement violente du Yamaguchi-gumi. Il était sans pitié – sa faction était connue pour sa brutalité extrême, pour avoir tué et agressé des journalistes. Ce n’est pas cette férocité qui l’a rendu célèbre, mais l’accord qu’il a passé avec le FBI. 

On a fourni à Gotō et certains de ses hommes des visas d’entrée aux États-Unis en échange d’informations sur les Yakuzas. Il a subi une greffe de foie à UCLA en court-circuitant les listes d’attente des hôpitaux, tandis que des Américains ordinaires mouraient en attendant une transplantation. 

Quand j’ai révélé ça, ça a provoqué une vraie déflagration. L’un des parrains les plus dangereux du crime organisé passait des accords avec le FBI tout en continuant à gérer un empire depuis le territoire américain.

Quand j’ai révélé ça, ça a provoqué une vraie déflagration. L’un des parrains les plus dangereux du crime organisé passait des accords avec le FBI tout en continuant à gérer un empire depuis le territoire américain. Suite à mon enquête, un scandale a éclaté au Japon et cela a finalement contribué à la chute de Gotō. On l’a exclu du Yamaguchi-gumi en 2008 avant de l’excommunier complètement. Il a changé de vie et il est devenu prêtre bouddhiste mais disons que tout le monde n’avale pas ce simulacre de rédemption. 

Ça a aussi révélé l’habileté des Yakuzas à contourner les systèmes internationaux, que ce soit en exploitant des failles judiciaires au Japon ou en concluant un marché avec les autorités américaines pour obtenir des soins médicaux. 

Dans Tokyo Vice (Editions Marchialy), vous parlez de votre vie en tant que reporter, et dans Tokyo Detective, vous revenez à votre vocation première, détective privé. Pourquoi avoir décidé d’abandonner l’un pour l’autre ? 

Pour plusieurs raisons. 

En premier lieu, pour survivre, littéralement. Après avoir dévoilé la vérité sur Gotō, j’étais menacé. Je devais être prudent et j’ai plusieurs fois véritablement craint pour ma vie. Être chroniqueur judiciaire au Japon en s’intéressant au crime organisé est un travail à haut risque, et en tant que journaliste, mon action était relativement limitée.  

La curiosité a aussi joué un rôle dans ce choix. Je voulais continuer à enquêter, mais sous des angles différents. En devenant détective privé, je pouvais plonger plus profondément dans le crime financier, les affaires de « diligence raisonnable » et m’intéresser de plus près aux disparitions sans avoir les mêmes contraintes qu’en travaillant pour un journal. 

J’ai aussi réalisé que les Yakuzas n’étaient pas les seuls à avoir des secrets. Au Japon, toute une industrie est bâtie sur les jōhatsu – les évaporés, ceux qui choisissent de disparaître. Que ce soit pour fuir des dettes, des relations violentes ou la pression sociale, ils trouvent un moyen de s’évanouir dans la nature. Ce monde me fascinait et c’est devenu une extension naturelle de mon travail. 

Les deux professions sont-elles vraiment si différentes l’une de l’autre ? En tant que détective privé, avez-vous une approche qui diverge beaucoup de celle que vous adoptiez quand vous étiez reporter ? 

Les deux professions se rejoignent à plusieurs égards : elles supposent de fouiller la vie des gens, de poser des questions gênantes, et de recouper des informations venant de sources diverses. Mais un détective œuvre dans l’ombre, davantage qu’un journaliste qui publie les conclusions de ses recherches. Un enquêteur les garde souvent secrètes, ne les révélant qu’à un client. 

Un reporter informe donc la société, tandis qu’un détective travaille en coulisses, ce qui veut dire composer avec des zones grises, tant éthiquement que légalement parlant – il y a donc ce que vous pouvez prouver devant un jury d’un côté et de l’autre, ce que vous pouvez publier dans un journal. Les Yakuzas comprennent cette différence eux aussi. Ils toléraient parfois ma présence quand j’étais reporter. Désormais ils sont bien moins indulgents. 

Votre travail de détective privé vous a-t-il permis de mieux comprendre ce monde yakuza et toutes ses ramifications que votre travail de journaliste ? 

Oui et non. En tant que reporter, je pouvais accéder au tribunal, et certains Yakuzas étaient même prêts à me parler de manière officieuse. Maintenant j’ai davantage accès à l’aspect financier de ce monde – à la façon dont ils blanchissent l’argent, créent des sociétés écrans et manipulent tout le système. 

Ce qui m’a le plus surpris, c’est le côté bureaucratique de leur pouvoir. Les Yakuzas ne sont pas que des gangsters tatoués qui ont des doigts en moins : ils sont très investis dans le marché immobilier, la finance, et la politique.  Ils ont des avocats, des comptables et des entreprises écrans qui donnent l’impression qu’ils ont une certaine légitimité. 

Ce niveau de sophistication leur permet de survivre en dépit de la répression policière.  

Est-ce que le monde du crime organisé a beaucoup changé depuis que vous avez commencé à vous y intéresser, dans les années 1990 ? De quelle manière ? 

Absolument. Les Yakuzas dans les années 1990 agissaient au vu et au su de tous, ils avaient des locaux et des cartes de visite. Vous pouviez vous rendre dans les bureaux d’un gang et négocier. Maintenant, des lois anti-Yakuzas les ont poussés à œuvrer dans l’ombre, sous les radars. Ils comptaient plus de 80 000 membres dans les années 1990 et sont aujourd’hui environ 12 000. 

Avant les Yakuzas suivaient un certain code de conduite, et c’est là l’un des plus gros changements qu’a connus cette entité. Désormais, les criminels plus jeunes ne voient pas l’utilité de ce genre de cadre.

Ils se sont éloignés de l’escroquerie au sens traditionnel du terme pour donner désormais dans le cybercrime, la fraude et l’arnaque immobilière. Il y a moins de guerres de gangs, mais la violence est toujours bien présente – elle est simplement plus stratégique, moins publique. Avant les Yakuzas suivaient un certain code de conduite, et c’est là l’un des plus gros changements qu’a connus cette entité. Désormais, les criminels plus jeunes ne voient pas l’utilité de ce genre de cadre.

On assiste aussi à la montée en puissance des tokuryū – des criminels qui ont des liens distendus avec les Yakuzas et agissent en-dehors de la structure. Ils sont plus fuyants, plus difficiles à traquer, et souvent plus féroces parce qu’ils ne répondent à aucune hiérarchie. 

Le monde des Yakuzas est étroitement lié au quartier Kabukicho. À quoi ressemblait-il à la fin des années 1990 et à quoi ressemble-t-il aujourd’hui ? 

Kabukicho était une zone de non-droit à bien des égards – un quartier chaud où se sentait la présence yakuza. Les bars étaient gérés par des gangsters, de même que les bars à hôtesses et les casinos clandestins. La police fermait les yeux tant que les choses ne dérapaient pas trop. 

Aujourd’hui, c’est un quartier qui a été « nettoyé », mais cela signifie juste que le crime se fait plus discret. Vous ne rencontrez plus de Yakuzas en costume devant les boîtes de nuit, mais les entreprises leur sont toujours associées, de manière plus subtile. 

Dans Tokyo Detective, vous évoquez votre activité de détective en « diligence raisonnable ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? 

Il s’agit essentiellement d’un travail d’investigation portant sur la criminalité financière. En gros, j’enquête sur des entreprises, des particuliers ou des transactions pour détecter des risques cachés – qu’ils soient liés au crime organisé, à la fraude financière, à la corruption ou qu’il s’agisse simplement de pratiques commerciales douteuses. Je collabore généralement avec des banques, des firmes ou des journalistes qui travaillent sur de grosses enquêtes. 

Réaliser à quel point l’argent yakuza irrigue d’une façon ou d’une autre le monde des affaires au Japon a été l’une des choses qui m’ont le plus surpris. Les Yakuzas n’étaient pas simplement des trafiquants de drogue ou des dirigeants de casinos clandestins – ils étaient engagés dans l’immobilier, dans la manipulation des marchés boursiers et faisait chanter des entreprises. Une majeure partie de mon travail d’enquêteur consistait à retracer ces liens et à m’assurer que les sociétés ne s’acoquinaient pas avec des personnes avec qui elles regretteraient ensuite d’avoir fait affaire. 

Le secteur bancaire japonais, en particulier, entretient depuis longtemps une relation complexe avec les Yakuzas. Pendant des années, des prêts étaient accordés à des entreprises associées à des gangs parce que les banques n’en avaient que faire ou craignaient de refuser. Même après les mesures répressives mises en place, certains de ces liens perdurent subrepticement.  

J’aimerais aborder l’une des affaires les plus importantes sur lesquelles j’ai travaillé. J’avais alors conseillé à mon client de se tenir éloigné de l’entreprise en question et il ne m’a pas écouté – ce qu’il a regretté. Le cas de Suruga Co. est un exemple typique des liens unissant les investissements immobiliers yakuzas et le monde des affaires japonais, suffisamment distendus pour permettre à toutes les parties prenantes de nier de manière tout juste plausible et d’ainsi éviter des poursuites sérieuses – et puis tout a été révélé en 2008. 

Suruga Co. était une entreprise immobilière florissante, générant 300 millions de dollars par an, inscrite à la deuxième section de la Bourse de Tokyo. Mais réussir dans l’immobilier au Japon implique généralement de gérer des « locataires problématiques » qui refusent de quitter des logements que les promoteurs veulent raser. Entrent alors en jeu le Yamaguchi-gumi, le syndicat yakuza le plus important du Japon, opérant derrière une société écran. Au lieu de négocier dans un cadre légal, Suruga a déboursé plus de 100 millions de dollars auprès d’une entreprise fictive appartenant au Gotō-gumi, Koyojitsugyo, pour « persuader » les locataires de déménager. 

La « persuasion » ici n’est autre qu’un exemple typique d’extorsion immobilière (jīage), l’une des spécialités des Yakuzas. Les propriétaires de bars et les résidents étaient alors harce...