Les Editions de Minuit publient en cette fin d’année Les Eclairs, livret de l’opéra homonyme créé le 2 novembre à l’Opéra-Comique. Jean Echenoz adapte ici son roman Des Eclairs, fiction biographique publiée en 2010 retraçant la « vie » de l’ingénieur Nikola Tesla. À travers le parcours exceptionnel d’un génie de l’électricité, Jean Echenoz nous livre, du roman à l’opéra, une réflexion sur les formes d’écriture.
Le roman Des éclairs de Jean Echenoz s’inscrit dans son cycle de « Vies imaginaires », après Ravel, en 2006, sur les dix dernières années du compositeur, et Courir, en 2008, consacré à l’athlète Emil Zátopek, devenu Emile dans le texte. Cette fois, c’est l’inventeur Nikola Tesla qui est au cœur du roman.
Jean Echenoz a choisi pour ses vies des personnages au destin exceptionnel, hors du commun, et marquées par une personnalité forte… à la limite du névrotique. Cette troisième vie pousse en effet à leur paroxysme les jeux mis en place par Echenoz dans ses deux vies précédentes : Ravel constituait une belle balade rythmique entre Europe et Amérique, sur fond de Boléro, et Courir, de nouveau, une ode au rythme, cette fois celui de la course. Pour Des Eclairs, on change d’élément, et on suit l’électricité : dans le vide, c’est presque la vitesse de la lumière.
Tesla-Gregor, tragédie opératique en quatre actes
Nikola Tesla est l’image parfaite du savant un peu fou que Jean Echenoz choisit pour inspirer son Gregor. L’écrivain, dans une perspective de fiction biographique, retrace ainsi la vie de l’inventeur, de sa naissance en 1856 (lors d’un orage, l’éclair marquant sa vie) à sa mort en 1943 (seul, endetté, oublié, dans une chambre d’hôtel). Jean Echenoz en fait un traitement très délicat, délaissant pour un moment le ludisme et l’ « humouronie » qui l’ont fait connaître pour préférer l’hommage fantasque à un homme marqué par la gloire mais aussi les lubies, et qui semble n’avoir jamais vraiment été compris.
Gregor est en effet un personnage en lui-même assez incroyable. Echenoz utilise constamment les paradoxes et oppositions pour tenter de dresser le portrait d’un homme complexe. En premier lieu, Gregor se montre comme un homme possédant tous les codes sociaux (vêtements parfaitement taillés, hôtel de luxe, réceptions mondaines, contacts avec la presse), tout en refusant toute proximité amicale ou intime. Il est insupportable avec ses seconds, ignore les femmes, néglige ceux qui s’estiment ses amis, et ne rencontrera l’amour qu’avec un oiseau, un pigeon blanc qu’il imagine comme une colombe. L’adaptation en opéra s’est donc portée tout naturellement sur cette personnalité profondément clivante, à l’image des éclairs. Le roman dressait le portrait de la foule se pressant autour de Gregor, en distinguant certains personnages, féminins ou masculins.
Jean Echenoz fait un traitement très délicat de la vie de Nikola Tesla, délaissant pour un moment le ludisme et l’ « humouronie » qui l’ont fait connaître pour préférer l’hommage fantasque à un homme marqué par la gloire mais aussi les lubies
Or dans l’opéra, toutes les voix se portent vers Gregor. Le parcours de l’inventeur, dans l’écriture de Jean Echenoz, va bien au-delà de la transposition fictionnelle, mais devient une véritable odyssée, centrée, comme chez Homère, sur un personnage en particulier. C’est bien ce qui ressort de l’adaptation en opéra, qui commence in medias res sur le bateau qui mène Gregor en Amérique. On suit alors le parcours en quatre actes – débuts du succès, gloire, folie, oubli – de cet homme si peu conventionnel.
Eclairs et opéra : les gourmandises échenoziennes
Le roman est probablement le genre littéraire le plus libre, qui peut se permettre toutes sortes de fantaisies, alors que l’opéra doit répondre d’un certain nombre d’éléments. Si tout est possible dans un roman, l’opéra est un genre de l’équilibre et de la mesure, et cela en partie parce qu’il agit comme art « total » (sans rentrer dans les conflits historiques, on peut simplement dire qu’il associe la parole, la musique, et le visuel comme aucun autre art ne peut le faire), qui doit donc veiller au bien-être de ses spectateurs, à l’inverse du roman, « minimaliste » pour reprendre la qualification que l’on donne généralement aux écrivains de Jérôme Lindon, ou du moins sobre et laissant la place à l’imagination.
La débauche pyrotechnique de l’opéra justifie aussi le choix de Des Eclairs pour l’adaptation, puisqu’il s’agit de la vie la plus « visuelle » et « scénique » d’Echenoz. L’électricité, au cœur du travail de Gregor, s’illustre alors dans les images du texte, que l’on retrouvera plus tard sur scène :
« La naissance de Gregor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu’à ce qu’un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d’air brûlé en forme d’arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour »
L’électricité, au cœur du travail de Gregor, s’illustrera alors aussi bien dans les images du texte, que, plus tard, sur la scène de l’opéra
Pour laisser la place à toute la stratégie justement scénique de l’opéra, Jean Echenoz doit donc enlever au texte. Le roman, au volume conséquent considérant les habitudes d’Echenoz et de Minuit, est ainsi réduit à quelques scènes clé, qui dessinent une « trajectoire Gregor » plus qu’une vie, en se concentrant sur des épisodes essentiels, lesquels eux-mêmes réécrits et redistribués dans une logique proprement opératique. L’opéra joue en effet autour d’une double dynamique : il est important d’avoir des scènes qui font avancer l’intrigue, tout en laissant le temps à ses mêmes scènes de développer des thèmes musicaux propres. L’une des techniques utilisées par Echenoz pour pallier ce problème est ici la dissémination d’indices narratifs dans les paroles des différents personnages, au fil des scènes.
On peut regretter la perte de finesse narrative, et notamment du personnage d’Angus Napier, qui apportait beaucoup de légèreté au roman, mais Echenoz gagne en efficacité. L’opéra demande en effet des volumes narratifs et sonores équilibrés. Pour ne prendre qu’un exemple, la parole à l’opéra est bien différente de celle du roman, et la première difficulté apparaît dans l’absence de narrateur hétérodiégétique, très présent dans le roman, et en particulier dans les romans de Jean Echenoz puisque sa voix malicieuse en est une des spécificités stylistiques. Echenoz la traduit dans les personnages d’Ethel et surtout de Betty, personnage de journaliste créé pour l’opéra, qui va souvent prendre une place de récitante.
On touche ici à une deuxième difficulté, que Jean Echenoz identifie lui-même, est qui se trouve dans l’équilibrage des genres. Il n’est pas possible, sur scène, de ne présenter que des voix masculines, pour ne pas saturer l’oreille de l’auditeur en fréquences trop basses. Pourtant, Gregor est un personnage qui ne fréquente presque que des hommes, et se refuse aux femmes, qu’il évite soigneusement. Ajouter Betty, et donner plus d’importance verbale à Ethel va ici permettre de rééquilibrer cette distribution, bien qu’Echenoz, fidèle à lui-même, ne puisse s’empêcher d’instiller un peu de sa voix ironique en infra :
« BETTY : Professeur Edison ? Me voici, mandatée par le New York Herald.
EDISON : Une femme ?
BETTY : La seule femme de la rédaction, Moi, Betty, la première. La toute première de la profession.
EDISON : Tout change, c’est ainsi. Une femme ! Quel monde ! »
La dynamo du style
L’écriture de Jean Echenoz se distingue dans le paysage littéraire par ses revendications d’autonomie, et son refus des conventions et du (trop) politiquement correct. Dans ses premiers romans fortement marqués par le polar et l’esthétique des films policiers, avec un plaisir à la déconstruction narrative, Jean Echenoz s’est avec le temps stylisé, autour de quelques enjeux essentiels qui le portent volontiers vers une écriture qu’on pourrait qualifier de métacritique d’elle-même. Des Eclairs (ainsi que les deux autres vies) a ainsi souvent été vu comme une réflexion sur la création et le travail créateur.
Des Eclairs (ainsi que les deux autres vies) a ainsi souvent été vu comme une réflexion sur la création et le travail créateur
Or encore une fois, ce sont les « règles » de l’opéra qui jouent contre lui. On ne peut que difficilement envisager un opéra sans chœur (actant et vocal), et il est ici présent, mais souvent comme doublon des paroles des personnages principaux. Si cette technique fonctionne dans la perspective du spectacle, elle déstructure l’écriture d’Echenoz, réduite à un peu d’ironie et beaucoup de poésie – éléments essentiels certes, mais non suffisants :
« Enfin, Gregor, le coupe Edison en décroisant ses pieds posés sur son bureau, vous ne comprenez pas l’humour américain ou quoi ? »
« EDISON, rire : Vous n’avez pas compris l’humour américain »
Il ne faut cependant pas être trop dur avec l’opéra, car la voix sonore permet aussi de mettre en valeur la poéticité insoupçonnée des textes d’Echenoz, qui joue sans cesse avec les sons et les mots :
« Le pigeon pourtant.
Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain. »
« ETHEL : Les pigeons ? Mais enfin les pigeons, quand même. Les pigeons couards, fourbes, sales, Fades, sots, veules, Vides, vils, vains. »
Mais cela serait compter sans le jeu d’Echenoz, qui en dépit des apparences reste cependant fidèle à lui-même, et joue, encore une fois, avec les conventions. Il reprend les topoi des scènes d’opéra, et les déstructure avec joie : la scène de tempête devient lecture d’une lettre de recommandation, les amoureux sont un homme ruiné et un pigeon… tout Echenoz.
« ETHEL : Que dit-il ?
NORMAN : Il échafaude un projet, puis un autre, Mais ce sont des idées sans suite, Lubies fragiles, mirages fugitifs, […] Vous connaissez son point faible, Je lui ai offert un oiseau. »
Bibliographie :
Echenoz, Jean, Les Eclairs, les Editions de Minuit, 2010.