Avec Un monde nouveau, traduit par Stéphane Roques,Jess Row signe un grand roman américain, ample et parfois arrogant, politique mais surtout humain. 

Pour mieux parler des absents, il suffit de faire de leur présence une évidence. D’en irriguer les pages, d’en imprégner le papier, de donner à lire leur voix qui se réverbère encore dans le présent.

Bering, la benjamine des Wilcox, a été tuée par un sniper de Tsahal en 2003, dans une oliveraie de Cisjordanie. Pourtant, elle est phrase après phrase, fantôme qui hante son frère Patrick, sa sœur Winter, ses parents Naomi et Sandy, et ce même si ses traits s’effacent, son sourire se brouille, son rire s’estompe. Un monde nouveau s’ouvre sur une sorte de poème testamentaire dont la beauté intimidante et incantatoire effleure le sacré – Bering sera là, elle veillera sur ceux que raconte ce roman. 

« Quand je serai séparée de mes amis bien-aimés, errant seule –
comme si je me levais de mon sac de couchage, en Palestine,
et décidais de rentrer à la maison, comme s’il n’y avait plus
ni barricades, ni barbelés, ni barrières anti-souffle,
pour retourner dans ma chambre d’enfant, au coin de la 79e
et Broadway – et que les terreurs du bardo m’apparaîtront
lors de ce voyage, les pires choses que j’aie jamais faites,
que les paisibles et les courroucés, qui connaissent
tous mes secrets, posent une douceur sur ma langue,
du halva, nappé de chocolat si possible,
chapardé au comptoir de Zabar’s. »

Le roman est « un animal […] sur lequel la fourrure n’a pas été collée partout comme il faut »

Parce que ce roman est vivant, bien sûr, il s’exprime et nous parle, nous défie autant qu’il nous étreint, nous pousse jusqu’au bord de l’abîme pour mieux nous en détourner, tout comme il le fait avec ses personnages. Il leur sauve la vie, cette vie qu’il leur a donnée, dont il a été témoin et qu’il a parfois guidée. 

« Le roman l’a ramené à la vie. L’histoire n’est pas finie. Il le sent : il sait de quoi il s’agit, d’une force qui le dépasse, une prolongation, une irruption, un changement de plan. Il sent que cette force l’étreint, comme un animal qui en étreint un autre ; ça sent le poil mouillé. Le roman est une forme de vie en-dehors de la vie. Il sent qu’il est en train de lui céder. Il le tient quand il n’y a rien d’autre à tenir. »

Comme Borges le théorisait, ce livre « consid[ère] toutes nos expériences simultanément », ou presque. Ainsi, l’écho de scènes conjugales passées répond à des dialogues enfiévrés entre des proches qui s’insupportent mais se connaissent mieux que personne, à des discussions pleines de profondeur sur des questions morales ou triviales, à des descriptions d’un autre temps, à des mails restés des brouillons, à des messages postés sur un forum dédié à l’inceste, à un flux de conscience perturbant. Se frôlent ici, entre autres, les considérations d’une scientifique soixantenaire nouvellement lesbienne mais pleine d’un désir intrigant pour so...