C’est avec plaisir que Zone Critique vous présente aujourd’hui un nouvel article en provenance de son nouveau partenaire, La Cause Littéraire. Zone Critique héberge chaque mois deux articles de ce magazine, dont la finalité toute affichée est de servir la littérature. Aujourd’hui retour sur le roman de Jocelyne Laâbi , Hérétiques.
Cette présente chronique est une invitation au voyage dans le temps puisque Hérétiques renoue avec le genre de la fresque historique, et vient combler un certain vide littéraire, entre l’efficacité d’un Ken Follett et l’évocation quasi mythologique d’un Laurent Gaudé. On saura gré à Jocelyne Laâbi de s’être aventurée avec bonheur dans un no man’s land qui ne demandait finalement qu ’à être braconné.
On pourrait poursuivre cette métaphore de la friche, puisque indéniablement l’écrivain aura choisi de tirer hors des ténèbres une des périodes les plus opaques pour l’Occidental médian, à savoir l’Islam des IXème et Xème siècle. Clairement le sujet est audacieux à l’heure actuelle où, le moins que l’on puisse dire, la religion musulmane est victime d’amalgames et autres caricatures. Hérétiques est donc non seulement paré des meilleures intentions « pédagogiques », mais nous rappelle que l’histoire du troisième monothéisme est littéralement passionnante. Retournons donc dans le Golfe Persique à la fin du IXème siècle. L’âge d’or des premiers califes est depuis longtemps oublié. Oubliés aussi les conquêtes et l’enthousiasme guerrier des Omeyyades. Même les Abbassides, la nouvelle dynastie régnante, n’ont plus la splendeur de leurs débuts. Alors que Bagdad vient de réprimer dans le sang la révolte des Zenji et que les cadavres des esclaves sont encore fumants, voici que se dressent les Qarmates.
Hérétiques raconte l’épopée de ces damnées de la terre, chiites, mystiques et millénaristes qui contestent au nom d’un Islam pur et révolutionnaire l’autorité d’une dynastie condamnée pour sa corruption et sa décadence.
Impossible de ne pas saluer le travail de restitution historique de Jocelyne Laâbi. On sent que le roman a nécessité une préparation titanesque, et qu’elle a dû démêler une quantité colossale de documents, de sources, pour en tirer une trame proprement romanesque. L’écrivain a parfaitement su retranscrire la dynamique de l’épopée des Qarmates, sa genèse, ses espoirs, son effervescence, ses illusions et son inévitable déchéance. Elle réussit de manière admirable à réanimer le Xème siècle que ce soit l’oasis et les caravanes des bédouins, ou les coulisses satinées de la Bagdad abbasside, théâtre de ces luttes de palais où le sordide le dispute à l’immoral. Une des autres forces de ce roman tient dans les personnages qui incarnent le destin de cette épopée : Aboulfath, le vieux chroniqueur qui symbolise l’immuabilité et l’impartialité du temps, Walad son protégé, découvrant après la fougue de la jeunesse, la sagesse propre à la réalité de la vie. Les leaders de la cause Qarmate sont tout aussi saisissants, que ce soit Abou Saïd le pur ou Souleyman, son fils belliqueux, tous deux rattrapés par l’imperfection humaine qu’ils croyaient sublimer. Enfin, que dire de Rabab, l’ex-prostituée insolente, ou Warda la guerrière, les deux femmes splendides qui représentent cette passion égalitaire des Qarmates et leur insoumission aux formes traditionnelles de l’autorité.
Quand bien même Hérétiques est une fresque historique, la structure de son roman rompt avec les cadres habituels de la saga
Quand bien même Hérétiques est une fresque historique, la structure de son roman rompt avec les cadres habituels de la saga. Point de chapitres interminables et bien délimités. Jocelyne Laâbi privilégie les chapitres courts, parfois à peine une page. Point de récit linéaire non plus. L’auteure multiplie les ellipses et varie habilement le rythme de sa narration, étirant ou ramassant le récit pour mettre l’accent là où elle le désire, sur une scène, un dialogue ou encore une impression qui saisit un de ses protagonistes. Incontestablement, cette licence littéraire se retrouve dans le plaisir de lecture que le texte procure. La plume de Laâbi n’est évidemment pas étrangère à cette agréable sensation. Dans les premières pages, le style de l’auteure ne surprend pas particulièrement. Le lecteur remarque que c’est bien écrit mais pourrait déplorer un certain classicisme qui ne prend pas de risque. Mais plus on avance dans le roman plus on comprend que cette écriture détachée a été pensée et construite dans un but précis. Le classicisme se fait aérien : on survole le récit et les évènements, on glisse au-dessus de l’épopée. Hérétiques tiendrait presque du songe oriental avec ses contes, ses paraboles, ses proverbes et ses poèmes, comme si le Xème siècle s’invitait aussi bien dans l’écriture que dans ce qui est narré.Serait-il possible d’ignorer un roman qui réunirait autant de qualités ? Evidemment que non, et il serait dommageable de ne pas récompenser et soutenir une telle richesse, qui saura aussi bien contenter l’amateur de belle littérature que le féru d’histoire.
- Hérétiques, Jocelyne Laâbi, Editions de la Différence, mai 2013, 320 pages, 20 €
- L’article original
Adrien Battini