Entièrement délocalisée en ligne, la 43ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se tient du 12 au 21 mars. L’occasion pour Zone Critique de tenir un petit journal des compétitions françaises et internationales, et avec les films présentés, de prendre le pouls du monde et de ses habitants. Au programme du jour (ou plus exactement, de la veille) : un Brexit conjuré, une histoire russe et un chant de résistance.
- The Filmmaker’s House de Marc Isaacs (2020, Royaume-Uni)
Face à la trahison du réel, la fiction, si elle ne peut pas tout réparer, peut en revanche esquisser les contours d’un possible espéré, attendu, alternatif. Car malgré les efforts consentis formellement pour nous convaincre de l’authenticité de ce qui se déroule devant l’objectif de Marc Isaacs, qu’il s’agit de vrais gens vivant leur vraie vie, la dramaturgie trop parfaite des événements nous vend vite la mèche : à l’écran se joue une illusion, une utopie restaurée, un fantasme sociétal qui viendrait venger le cataclysme traumatique que fut pour beaucoup de Britanniques le retrait du Royaume de l’Union Européenne.
Le programme, tant formel que politique, de The Filmmaker’s House est assez transparent dans sa volonté de figurer une société anglaise réconciliée avec elle-même, renouant avec ses valeurs de solidarité, de dévouement, d’hospitalité, toutes bafouées par le Brexit, faisant de son multiculturalisme non plus une source de maux insolubles mais au contraire le fondement de son identité et de sa grandeur. Quitte à forcer très grossièrement le trait. À l’intérieur de sa maison londonienne, Marc le juif est ainsi accompagné de Nery la fervente catho, de Zara la musulmane en niqab, de Keith le prolo skinhead et de Mikel le SDF slave. Ce cast, digne d’une téléréalité NRJ12, apprendra à cohabiter ensemble le temps d’une journée, à gommer les différences qui les séparent et à reconnaître l’humanité qui gît dans le coeur de chacun. L’artifice est tellement énorme qu’on espère bien qu’Isaacs, lui aussi, l’a vu.
Tant bien même, l’intérêt du projet ne se joue pas là, dans la crédibilité de la fiction. Comme toujours dans l’opération alchimique consistant à capter sans trucage la poétique du réel, c’est dans le résidu formel de la fabrication du film, dans la colle du découpage, entre les lignes du pacte liant le documentariste aux sujets filmés, que vient s’y dévoiler l’acuité véritable de son regard de cinéaste. Or il est ici, et tout particulièrement dans sa séquence finale, désarmant de lucidité. Mikel, le véritable vagabond slovaque jouant pour Isaacs son propre rôle, s’apprête à quitter la maison. C’est le dernier jour de tournage, et pour lui synonyme aussi de retour définitif à la rue. La fiction lui avait ménagé un happy end, il avait renoué avec sa mère et un bienfaiteur inattendu avait généreusement accepté de lui payer son billet retour pour Bratislava. Oui, tout est mieux dans le meilleur des mondes possibles. Une fois les lumières rallumées en revanche, la brutalité du monde nous revient en pleine face. Alors Mikel demande à Marc s’il peut l’héberger, juste pour quelques jours. Et évidemment, ce ne sera pas possible. C’est implacable de cruauté, mais c’était le deal. Le rêve, même collectif, s’arrêtera toujours là où la réalité commence. Mikel quitte le film dans l’embrasure d’une porte, au seuil d’un foyer auquel il n’a plus accès, laissé seul désormais face à l’immensité du désert.
Rediffusion du film : aujourd’hui à 20h à cette adresse
- Désir d’une île de Laetitia Farkas (2021, France)
C’est une sorte de territoire impossible, que l’on découvre comme s’il s’agissait de l’Atlantide, préservé du regard par une mer agitée et solaire. La caméra s’y meut avec précaution, suivant les pas d’un enfant blond qui parcourt la Terre comme aux premiers jours du monde, baigné d’une lumière chaleureuse. Une dissonance profonde s’installe entre cet univers connu du camping, des bungalows individuels, des tournois de pétanque et des repas pris tous ensemble, adultes et enfants réunis, et l’étrange atmosphère secrète qui l’enveloppe, colorant chaque scène d’un air de genèse et de fin du monde. A entendre la langue russe venir mêler ses accents à ceux du français, on devine que ce récit mythologique est celui d’une diaspora, réunie dans cet improbable village où persiste, tant bien que mal, une âme et une identité commune.
De ce monde autarcique, Nikita aimerait bien s’en extraire. Pour participer à une compétition de surf, il doit retourner au pays des anciens, ce qui terrifie les parents du jeune homme, persuadés que le FSB les écoute et n’attend qu’un mot, une pensée de travers pour leur enlever leur fils à tout jamais. Ce rapport au pays des origines, entre crainte et déchirement, structure l’ensemble de la petite colonie, figée dans une temporalité indécise : des images d’archives, datant sans doute de son établissement, se superposent aux images du présent, si proches, si mimétiques. On y découvre une cérémonie religieuse orthodoxe, répétée aujourd’hui à l’identique par une retransmission télévisuelle. On se replonge dans les mêmes vagues, les mêmes joies, les mêmes après-midis estivales qu’on croit ne jamais pouvoir s’achever. La mélancolie acide qui nous envahit alors, d’autant plus cruelle qu’elle paraît sans objet, c’est celle d’une éternelle fin d’été, d’une vacance insulaire dont on ne pourrait revenir.
Pour Nikita, comme pour Tibor, le petit enfant blond, l’enclave est un lent enracinement qui, dans son absence de perturbation et de mouvement, les prive des perspectives de l’ailleurs et du futur, des bouleversements et des souffrances du monde. Accompagné par le regard de Laetitia Farkas, dont c’est le premier long-métrage, Ils sont les fidèles témoins du dernier jour, semblable au premier, d’un monde qui ne peut ni vraiment mourir ni vraiment recommencer.
Rediffusion du film : aujourd’hui à 16h30 à cette adresse
- Landscapes of Resistance de Marta Popidova (2020, France, Serbie, Allemagne)
Je me lève de bonne heure. Je lance Pejzaži otpora de Marta Popivoda. Je n’ai pas lu l’encart, ni le synopsis. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Des plans fixes sur d’inhumains fragments de murs. Une voix off qui se présente à peine. L’articulation chancelante de textures visuelles, s’enchaînant par fondus, à un texte de témoignage se faisant peu à peu testament. Du texte, de la texture, une voix. S’y superpose, sporadiquement, une strate de journal de bord, écrit par la réalisatrice, ne prenant pas le dessus sur la voix de l’héroïne. Le journal servira de jonction entre l’histoire réminiscente (1944) et le présent qui s’annonce (2020). Progressivement, je vois apparaître une ancêtre (Sonja Vujanovic), dans son minuscule appartement, quelque part en ex-Yougoslavie. Qui est cette vieille ? Une page du journal de la réalisatrice apparaît : en entendant le témoignage de cette dame, Sonja Vujanovic, elle et sa compagne ont fondu en larme. « Pleurer est une puissante raison pour faire un film politique », lit-on en lettres manuscrites. Et puisque sa compagne est la petite nièce de Sonja, ce n’est pas seulement l’Histoire révolue qu’on aborde, c’est aussi une histoire de famille.
Sonja est devenue partisane communiste très jeune, à Valjevo. On lui donnait des livres de Maxime Gorki à lire et à faire passer de mains en mains. Un de ses amants, un jour, lors de l’occupation nazie, part entre les bois en mission pour l’Unité de combat. Il ne lui revient pas. Sonja s’engage dans des expéditions de résistance. Un soir, il faut arrêter un train allemand. On l’attaque, on le dépouille. Dans les décombres, un commandant SS. Sonja tire, le commandant SS tire. Le SS s’effondre. Sonja s’effondre aussi, indemne. « Ce n’est pas si facile de tuer un homme ». Son unité de combat, finalement, sera dispersée, capturée, anéantie. Elle est emprisonnée, torturée puis, parce qu’elle ne parle pas – parce qu’elle ne peut plus même parler, elle est envoyée à Auschwitz avec 108 autres partisans et partisanes. Numéro 82298. Là, la cohésion révolutionnaire de groupe lui permettra de s’en sortir. Et, lors de la débâcle allemande, à l’approche des Russes, de s’enfuir.
La réalisatrice noue alors le témoignage du passé à la promesse obscure de l’avenir. Les luttes du néo-marxiste, aussi appelé marxisme « culturel », dans les pays de l’Est et l’Allemagne des années 2020, dessinent une micro-expérience encore vivable, de l’horreur possible dont Sonja témoigne. Les luttes féministes et les gauches anti-fascistes, en se nouant à ce passé de résistance, en passant aussi par le médium du « film partisan », se déploient pour elle sous l’horizon d’un fascisme larvé « coincé aux confins de l’Europe » et encore à venir. Au nom du passé, le film de Marta Popivoda appelle son public à la résistance ; mais elle le fait à l’aune abstraite d’images sans distance : parois craquelées, toits ondulés, ramures brisées, portes infiniment closes, bibliothèque où se reflète un tapis serbe. Comme si l’abstraction des textures autorisait l’imaginaire à une plus pertinente incarnation de son texte, de son témoignage. Comme s’il ne fallait pas représenter la résistance, mais la dire d’une voix ancestrale, ou encore la chanter d’un chœur commun. C’est pourquoi deux chants partisans ouvrent et ferment le film : l’un sur des coquelicots crépusculaires, l’autres sur la vivacité naissante des blés verts. Je ne sais pas ce que Marta Popivoda veut nous dire. Mais il semble que son film nous renvoie à nous-mêmes, comme un conte crée son récit en nous, par la parole : les images que l’on voit sont des surfaces trop aplaties pour ne pas repousser le regard en dedans.
Rediffusion du film : aujourd’hui à 13h à cette adresse