Dans son dernier ouvrage Là où nous dansions, paru aux Éditions Rivages, l’écrivaine et journalisteJudith Perrignon dévoile la fresque sociale et historique de la ville de Détroit, giron de la révolution industrielle et du fordisme. Si le titre de son roman prête à la rêverie et à la légèreté, la réalité dépeinte par l’auteure est tout autre. Les protagonistes de Là où nous dansions dépérissent plus qu’ils ne dansent, tout comme la ville qui ne cesse de sombrer dans les ténèbres …
Disséquer la ville
Bienvenue à Détroit, la plus grande ville de l’État du Michigan aux Etats-Unis. Bienvenue au Brewster Housing Project :
“Construction des premiers logements sociaux pour Afro-Américains en 1938. Je connais l’histoire par cœur. Je sais ce qui est écrit, je sais surtout ce qui n’est pas écrit”.
Le Brewster Project c’est “700 appartements en 1938” et “900 en 1941”. Des statistiques, en somme. Le Brewster Project est un miroir dans lequel se reflètent les maux de Detroit. C’est le symbole de la ségrégation raciale et des inégalités sociales qui putréfient la ville. Judith Perrignon dissèque Detroit sous un angle socio-économique. La journaliste ne joue pas dans les nuances. Son analyse est brute et sèche, à l’image de Detroit. Mais cette froideur ne nuit en aucun cas à la qualité de son discours. Ses propos sont limpides, nets et surtout : efficaces. Dans l’univers dystopique qui nous est dépeint, les blancs, les juifs et les noirs sont loin de former un tout homogène dans une ville croulant sous le poids des hiérarchies de races et de classes. Le regard que Judith Perrignon pose sur la ville est celui d’une sociologue mais également d’une géographe. Des notions géographiques à l’instar de la gentrification et de la fragmentation urbaine émergent d’entre les lignes de Là où nous dansions, ces derniers n’étant jamais mobilisés explicitement dans un souci légitime de simplification. L’auteure n’hésite pas à avoir directement recours à des anglicismes afin de rester fidèle aux témoignages des habitants de Detroit, comme pour cette sentence soulevant plus ou moins implicitement la question de la gentrification :
“Urban renewal. Negro removal.”
Le regard que Judith Perrignon pose sur la ville est celui d’une sociologue mais également d’une géographe
Judith Perrignon nous invite à étudier de plus près le cas du Brewster Project. Elle nous conte l’histoire de Detroit, de la révolution industrielle fordiste à la lutte des classes socio-économiques. Mais contrairement à l’historien qui se doit de maintenir un positionnement neutre, Judith Perrignon ne dissimule pas ses engagements et défend la cause des opprimés avec véhémence :
“A qui la ville doit-elle le plus ? À ses ouvriers, à ses employés, ou bien aux Banques? Wall Street prend le contrôle de Detroit ?”
L’ennemi, à Detroit, demeure pourtant sans visage. Il est celui dont on ne doit pas prononcer le nom, ou plutôt dont on ne connaît pas le nom mais dont on connaît toutefois la profession. Dans l’inconscient collectif des opprimés de Detroit, ces individus misanthropes au masque hermétique occupent le plus souvent les fonctions de promoteurs, de banquiers et de politiciens :
“Ils ont réussi, cette fois. On ne sait d’ailleurs pas trop qui c’est, “ils”, l’ennemi n’est jamais identifié, ces gens-là n’ont pas de nom, pas de visage, pas d’odeur, juste le pouvoir de décider, on les appelle des promoteurs, et ils ont décidé que cette rue pleine de nègres un peu trop confiants et indépendants devait disparaître.”
Si Judith Perrignon se range du côté des opprimés, elle ne met pas moins en lumière la violence gangrénant certains quartiers de la ville. Les bâtiments à l’instar du Brewster Project regorgent indéniablement de criminels, de voyous, de malfrats :
“Un épais brouillard était tombé sur nous, ville noire, pauvre, criminelle et corrompue. Ce brouillard nous isolait, nous dévorait, nous laissait seuls face à nous-mêmes.”
Mais à choisir, elle préfère rendre hommage aux criminels vulnérables des quartiers nécrosés par le désespoir plutôt qu’aux criminels tout-puissants se terrant misérablement dans des prisons de verre et que la loi escorte en toute impunité.
Allégorie de l’oiseau en cage
Judith Perrignon dresse un portrait socio-économique poignant des habitants du Brewster Project. Elle couche sur le papier le processus de déshumanisation que subissent insidieusement les protagonistes. De son regard de sociologue, l’auteure distingue les habitants du Project selon leur genre et leur âge. Elle met en lumière la condition des femmes de ce quartier mais également celle des jeunes et des ouvriers.
“La cuisine est le cœur de votre maison, assure la réclame qui ajoute qu’une femme au foyer passe deux tiers de son temps devant son évier. Sous la photo d’une installation dernier cri, une femme explique comment le lave-vaisselle General Electric a changé sa vie. Le temps qu’elle a gagné.”
Le féminisme de l’écrivaine reste délicat et discret tout en conservant sa puissance
De manière plus générale, c’est l’American way of life et toute l’hypocrisie découlant de cet idéal chimérique que Judith Perrignon pointe du doigt. Lorsque l’auteure s’intéresse à la condition de la femme, c’est à tous les profils de femmes existant qu’elle se réfère au fil de son ouvrage : femmes au foyer, politiciennes, femmes ouvrières, mères célibataires, prostituées, victimes de viol … Le féminisme de Judith Perrignon reste délicat et discret tout en conservant sa puissance. Elle se montre également sensible aux difficultés rencontrées par la jeune génération. Les enfants errent sur les toits comme des oiseaux ne pouvant s’évader de leur cage. Les toits du Brewster Project nous sont décrits comme étant “Le domaine des enfants, là où ils voyagent d’un immeuble à l’autre, espionnent les adultes, les rivaux et fomentent leurs coups”. Judith Perrignon ne manque pas de souligner l’absence et la pluralité des pères en écho à la multitude d’enfants esseulés du Project :
“Il y a un sacré ballet paternel dans le Project, et beaucoup d’enfants. C’est étrange, tous ces enfants, et si peu d’amour qui dure chez les adultes. Les enfants n’auraient donc rien à voir avec l’amour ?”
Plus ces enfants grandissent et plus le néant et la haine les submerge, annihilant leurs restes d’humanité et ceux de la ville par la même occasion :
“Je n’ai vu que le vide, le vide qui a mangé la ville et pousse en nous maintenant, chez certains de nos gosses en tout cas, qui leur bouffe le cœur, leur brûle le cerveau.”
En guise d’illustration de la déshumanisation des habitants de la ville, Judith Perrignon renvoie le lecteur aux peintures murales de l’industrie de Détroit réalisées par le peintre mexicain Diego Rivera dans les années 30. Dans ces fresques représentant des journées de travail typiques à la Ford Motor Company, nous sommes amenés à percevoir les ouvriers représentés comme des facteurs de production et non comme des êtres humains à part entière :
“L’usine vous prend le coude, le poignet et rejette tout le reste, elle évide l’homme comme on évide une bête”
À Detroit, les hommes sont condamnés à se vider de leur âme à l’usine, à se soûler jusqu’à porter la main sur leurs propres femmes, à se soumettre au capitalisme aveugle. Certains tentent de résister à l’instar de ce protagoniste : “je ne remettrais pas les pieds dans l’enfer de leur putain d’usine, je ne serai plus jamais leur esclave”. Mais les hommes s’écroulent inexorablement, un par un, à l’image des finances et des immeubles de la ville :
“Là-bas, la société s’est dissoute. Les hommes se sont effondrés avec les immeubles. Ils ne réclament plus rien. Il n’y a plus de pacte, plus de loi, ni de rencontre possible.” ; “Les bulldozers ont bien travaillé. Raclé le sol, et peut-être aussi nos âmes.”
Detroit, morte-vivante
Detroit traîne derrière elle son image de ville laissée à l’abandon et ne cherche plus à se défaire de son statut de “ville-fantôme”. Ses habitants, “les silhouettes fantomatiques des avenues vides”, peinent à se distinguer de leurs propres ombres. Le nombre de morts et de disparus augmente inexorablement au fil du temps et nombreux sont ceux dont personne ne réclame le corps. Judith Perrignon met en exergue la place prépondérante qu’occupe la mort dans la vie quotidienne des habitants de Detroit :
“Il n’y a pas de digue à Detroit, rien qui sépare le mort du vivant”
L’auteure se fait médium en rapprochant les vivants des défunts. À Detroit, les morts semblent se confondre avec les vivants et les vivants ne faire plus qu’un avec les absents. Il n’est donc ni vraiment question de vivre ni de dépérir, mais de se laisser emporter par l’entre-deux de la survie. Une inéluctable survie, à mi-chemin entre la vie et la mort.
“Ce chantier, c’est une putain de séance de spiritisme. Toute cette ville, en fait. Qui te met sous les yeux tout ce que tu as perdu, et la vitesse à laquelle tu l’as perdu. C’est terrifiant.”
Dans ces quartiers miséreux, les plus démunis n’ont le plus souvent pas de quoi payer un enterrement décent à leurs confrères décédés. Se pose alors la question du deuil, sur laquelle s’attarde l’auteure. Afin d’honorer leurs morts, des habitants de Detroit prennent l’initiative de dessiner sur les murs et les sols des parkings les visages de ceux dont le nom est tombé dans l’oubli. Une manière originale et pleine d’humanité de repenser les traditionnelles funérailles, ou du moins d’accorder un dernier “au-revoir” à ces figures nées et mortes dans l’ombre :
“Étrange comme un visage sauvagement dessiné sur le bitume semble mener vers un labyrinthe, les misères et les méandres d’une vie.”
Abandonnés. Oubliés. Délaissés. Les corps et les visages des morts de Detroit sont à l’effigie des immeubles délabrés de la ville. Dans cette ville, les plus vulnérables font partie du paysage urbain. Ils sont amenés à se fondre dans les décombres et à s’oublier dans leur propre silence :
“Quatorze étages à l’abandon. Briques rouges, sales. Stries blanches comme de vieux pansements. Fenêtres qui ne sont plus qu’une multitude de petits trous noirs où l’humanité s’est dissoute.”
Les habitants de Detroit ont façonné la boue que leur ont jetée avec dédain leurs ennemis pour la transformer en or
Mais la vie continue à Detroit, n’en déplaise aux promoteurs, banquiers et autres politiciens véreux. C’est à ce râle de vie que Judith Perrignon s’accroche en partie dans Là où nous dansions. Les habitants de Detroit ont façonné la boue que leur ont jetée avec dédain leurs ennemis pour la transformer en or :
“On dit souvent qu’à Detroit le bruit de l’industrie a influencé la musique”
The Supremes, Stevie Wonder, Marvin Gaye … Autant de figures légendaires de la musique soul qui ont grandi à Detroit dans des quartiers défavorisés à l’image du Brewster Project. Au fil de son roman, Judith Perrignon souligne le rôle que joue la musique dans la vie des habitants de Detroit. La danse et le chant sont pour beaucoup d’entre eux une condition sine qua non de leur survie au jour le jour. L’auteure nous invite en ce sens à “marcher, aller vers les vivants des rues mortes, les regarder, les écouter”… La culture est ainsi mise à l’honneur dans Là où nous dansions, de la lecture à la musique en passant par le dessin. Néanmoins, des inquiétudes demeurent au vu de la périclitation de la ville :
“Le nom est resté. Brewster. Comme si c’était la suite, comme si on ne se résignait pas totalement à effacer la légende.” ; “Qui va chanter comment et pourquoi la ville est morte ?”