En découvrant l’univers gracquien, j’ai vécu une expérience littéraire qui m’était inédite. Loin des récits d’action traditionnels, j’ai eu l’occasion de découvrir une écriture sensorielle qui mêle une atmosphère envoûtante à la description presque obsessionnelle des perceptions physiques. Cette importance accordée au registre sensible est renforcée par l’installation d ’un flou spatio-temporel pour mieux faire partager des sensations fugaces au lecteur. Ma rencontre avec cette poésie des sens fut un événement qui changea ma vie de lectrice.
C’est au lycée que j’ai croisé le nom de Julien Gracq pour la première fois. Alors que la fin d’année de première approchait, que le programme était bouclé, et que, de facto, le nombre d’élèves présents en cours s’amenuisait, ma professeure avait pris la liberté de nous faire découvrir des textes qui lui tenaient à cœur. Julien Gracq, son favori, est arrivé assez rapidement sur la table – elle lui avait consacré sa thèse. Après m’avoir recommandé plusieurs ouvrages de divers auteurs au cours de l’année, et avoir visé juste à chaque fois, elle amena le texte qui m’ouvrit les portes de l’univers gracquien : un extrait de la Prose pour l’étrangère. Si je parle de la découverte d’un nouvel univers, c’est car je me souviens avoir été marquée par ce poème en prose qui chantait l’amour d’une façon singulière, et qui ressemblait peu à tout ce que j’avais pu lire auparavant. J’ai donc acheté Le Rivage des Syrtes le soir-même, et même si, aujourd’hui, mon roman gracquien favori est indubitablement Un beau ténébreux, c’est bien la lecture du Rivage des Syrtes qui a à jamais transformé ma vie de lectrice.
Quand l’attente se fait brasier des sens
Si ce roman est spectaculaire par son intrigue où se mêlent géopolitique, quête intérieure et imaginaire onirique, il symbolise surtout, à mes yeux, ma première rencontre avec la poésie de la perception. En effet, Le Rivage des Syrtes offre une expérience de lecture radicalement différente de tout ce que je connaissais en ce temps. D’aucuns considèrent que Le Rivage des Syrtes pourrait être crûment rangé dans le tiroir des « romans d’attente ». De fait, il est question d’une Cité-Etat autrefois puissante, Orsenna, qui surveille depuis son déclin la mer des Syrtes qui la sépare du pays mystérieux du Farghestan, avec lequel elle est en conflit latent depuis trois siècles. Aldo, officier au service du Duc de Norvelle, se voit affecté à cette surveillance dans une forteresse située sur le Rivage des Syrtes. Dès le premier chapitre, l’arrivée d’Aldo à l’Amirauté donne le ton du roman : « Nous roulâmes de longues heures à travers ces terres de sommeil. […] Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte et privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sous un oreiller. » En découvrant Orsenna, qualifiée plus tôt déjà de « terre engourdie dans un sommeil sans rêves », j’ai très rapidement compris qu’il me faudrait abandonner mes attentes conventionnelles en matière d’intrigue. S’installe alors l’attente, commune à Aldo et au lecteur, dans ce territoire étrange et fascinant, au sein duquel Aldo semblera de plus en plus soumis à une force qui le dépasse et le touche profondément. À travers l’exploration et les pérégrinations de ce personnage, Gracq crée un univers envoûtant au sein duquel ce sont les sensations qui règnent. Jusqu’à la fin du roman, malgré sa rencontre avec Vanessa Aldobrandi, malgré la rupture du cessez-le-feu, malgré la destruction d’Orsenna par le Farghestan, l’attente et l’écoulement du temps se font toujours aussi pesants : « On sentait que dans sa distillation subtile le temps — un temps qui au lieu de se dévorer semblait ici se décanter et s’épaissir comme la lie d’un vin vieux, avec cette succulence presque spirituelle par où certains flacons très nobles font pour ainsi dire exploser les années sur la langue — avait compté pour presque tout. ». Peu d’action, donc, et ce jusqu’à l’erreur fatidique d’Aldo – aurait-il inconsciemment préféré le chaos à l’attente asphyxiante ? Ce fut très déroutant pour l’adolescente que j’étais.
À travers l’exploration et les pérégrinations de ce personnage, Gracq crée un univers envoûtant au sein duquel ce sont les sensations qui règnent.
Une écriture presque symphonique, soutenue par la fragmentation du réel
Ce qui m’a également marquée, et qui continue de m’impressionner lorsque je relis le roman, c’est la manière dont tous les choix stylistiques s’entrelacent harmonieusement. L’atmosphère envoûtante de l’œuvre ne pourrait exister sans cette prééminence sensorielle, qui plonge le lecteur dans un monde où les perceptions deviennent le principal vecteur de compréhension et d’immersion ; de même, cette prééminence sensorielle ne pourrait, selon moi, correctement fonctionner sans le flou spatio-temporel minutieusement entretenu par Gracq tout au long de la narration. Cette évocation de l’aube au sein du premier chapitre, par exemple, illustre parfaitement cette symbiose entre les choix stylistiques et l’atmosphère du récit : « L’aube spongieuse et molle était trouée par moments de louches passées de lumière, qui boitaient sur les nuages bas comme le pinceau tâtonnant d’un phare. » Cette écriture crépusculaire se concentre davantage sur les effets lumineux changeants que sur la narration linéaire des événements. Le passage du temps est suggéré à travers la mention de divers « moments », et la comparaison de la lumière au « pinceau tâtonnant » évoque avec subtilité le caractère éphémère de ces perceptions visuelles ; cependant, Gracq brouille délibérément tout repère spatio-temporel au profit d’impressions évanescentes. C’est cette impression qui m’a fait découvrir une littérature jusqu’alors inconnue pour moi, à travers cet ouvrage qui s’apparente presque à une partition de sensations, chacune contribuant à la cohérence de l’atmosphère mystérieuse établie par l’auteur : enlevez une note, ajoutez une indication géographique, un indicateur de temps, et tout s’effondre.
L’amour en terra incognita : quand Julien Gracq se fait géographe de l’intime
Enfin, plonger dans l’univers du Rivage des Syrtes a conforté l’intuition que j’avais eue en découvrant cet extrait de la Prose pour l’étrangère : jamais je n’avais rencontré une évocation de l’amour aussi singulière que celle de Gracq – une affirmation que je crois pouvoir maintenir avec assurance aujourd’hui encore. J’avais gardé en mémoire les dernières lignes de la Prose pour l’étrangère : « Souviens-toi de la chambre close et de la poterne fermée – souviens-toi du sang fidèle et de la forteresse bien gardée – souviens-toi du pain et de la nuit partagée – souviens-toi de l’archange qui terrasse le dragon. » Ces images, ces comparaisons surprenantes, je les ai retrouvées à travers l’évocation de Vanessa et des sentiments d’Aldo à son égard. En effet, Aldo aime comparer la princesse Aldobrandi à une « reine au pied d’un échafaud ». Il est rare de pouvoir lire une cartographie aussi manichéenne de l’intime. À travers la relation entre Aldo et Vanessa, Gracq explore à la fois les joies passionnelles et l’angoisse latente du sentiment amoureux. Les moments de tendresse sont saupoudrés de méfiance : « Elle s’ébroua, éparpilla sa chevelure comme un mauvais nuage ; je plongeai mes mains dans son abri tiède, pelotonné de toute ma tendresse dans une fausse sécurité ». Ce dualisme trouve son paroxysme dans l’évocation de la première nuit d’amour entre les deux personnages : « Vanessa, auprès de moi, reposait comme vidée de son sang, la tête fauchée par un sommeil sans rêves ; écartelée comme une accouchée, elle fléchissait le lit appesanti. Elle était la floraison germée à la fin de cette pourriture et de cette fermentation stagnante – la bulle qui se rassemblait, qui se décollait, qui cherchait l’air dans un bâillement mortel, qui rendait son âme exaspérée et close dans un de ces éclatements gluants qui font à la surface des marécages comme un crépitement vénéneux de baisers. » Ces images, si inattendues, m’ont emportée dans une rêverie des plus singulières lors de ma première lecture, et cet effet n’a rien perdu de son pouvoir au fil des ans. Depuis quelques années, Julien Gracq fait partie des premiers auteurs auxquels je pense lorsqu’on me pose cette question à la fois si triviale et intime : « Qui sont tes auteurs préférés ? ». Même si ma vie de lectrice, bien que courte pour le moment, a été parsemée de ce type de rencontres marquantes avec de nombreux auteurs, c’est bien du Rivage des Syrtes dont j’avais envie de parler, car c’est le roman qui m’a fait découvrir qu’il était possible de raconter une histoire par les sens.
- Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, éditions José Corti, 1951.
- Crédit photo : © Claudine Guéniot