“C’était dans le Klondike que je me suis découvert. Là-bas on trouve sa vraie perspective. J’y ai trouvé la mienne.”
Rêvant de richesse, Jack London partit à la recherche de l’or au Klondike dans le nord-ouest du Canada en 1897. Revenu l’année suivante tout aussi pauvre qu’au moment de son départ, avec un paquet de poussière d’or valant 4 dollars dans sa poche, il se mit sans tarder à reproduire son expérience en mots. Le Klondike devient ainsi le théâtre d’un grand nombre de fictions qui forment une partie emblématique de son oeuvre. Cependant, les images diverses de ce lieu ne se réunissent guère sous une même perspective, de l’aveu même de l’auteur. Le Klondike revêt des significations très variées , et, sans saisir cette variété, il serait impossible de comprendre la richesse et l’ampleur de l’écriture de London. Pour ce faire, nous allons passer en revue trois images du Klondike dans le monde fictif de Jack London.
Histoires hollywoodiennes
“The night is now passing into the day. I go, but I may come again. And for the last time, remember the Law of the Wolf!” Ce sont les paroles de ‘Scruff’ Mackenzie, aventurier légendaire, adressées à une assemblée de la tribu Upper Tanana Sticks, dont il vient de triompher dans un combat ayant pour but de gagner Zrinska, la fille du chef. La narration se poursuit, “He was supernatural in their sight as he rejoined Zarinska. … A few moments later they were swallowed up by the ghostly forest”. Cette chute de la nouvelle The son of the wolf n’est pas sans rappeler des scènes de Western. En effet, le Klondike sert de cadre à un grand nombre d’histoires fortement hollywoodiennes, où le héros blond et musclé défie sans fléchir une bande d’Indiens et sort du combat digne comme un dieu de l’Olympe. Mais ce que le cinéma rend palpitant et spectaculaire, Jack London en montre la sombre réalité. Dans ces nouvelles, le Klondike est ainsi représenté sans ambiguïté comme un lieu de conquête où la race blanche poursuit son destin de domination sur la nature et sur les autres peuples.
Ailleurs, peuplé par des personnages moins caricaturaux, le Klondike assume une plus grande complexité. C’est sans doute ici que se déploie la richesse des expériences et des histoires que London a ramenées de son voyage. The white silence, par exemple, érige le leitmotiv d’un grand nombre de ses récits du Klondike — le silence blanc — en un monument, incarné non seulement par la lancée finale du corps de Mason, aventurier mort d’un accident, en haut d’un pin, mais, d’une manière plus signifiante, par la douleur muette mais insupportablement écrasante que ce même silence fait peser sur ses voyageurs. D’un autre côté, An Odyssey of the North raconte l’odyssée tragique de Naass, chef indien descendant d’un navigateur, qui part retrouver sa conjointe enlevée lors de leurs noces par un marin. Le style de ces oeuvres est celui du conteur. Jack London relate, avec franchise et simplicité, les paysages austères du Grand Nord, la force physique et la violence, les émotions frustes et silencieuses. Dans ce monde éloigné de la civilisation, décrit par un langage dépourvu de toute sophistication, les sentiments que London nous fait éprouver atteignent une pureté extraordinaire qui semble ne pouvoir venir que d’un temps plus primitif, et, sans doute pour cette raison, le charme durable de ce second Klondike a quelque chose de nostalgique.
Le style de ces oeuvres est celui du conteur. Jack London relate, avec franchise et simplicité, les paysages austères du Grand Nord, la force physique et la violence, les émotions frustes et silencieuses.
Le Klondike peut aussi être un endroit où l’homme est seul avec lui-même. To build a fire arrive à la fin de la série des contes du Grand Nord et raconte une histoire singulière dans un Klondike radicalement différent des précédents. Un homme sans nom entreprend seul une traversée périlleuse dans le froid meurtrier. Il avance avec confiance mais tombe malgré tout dans les pièges que lui tend la nature : une mare d’eau sous la neige lui trempe les jambes, après quoi il réussit à faire un feu pour les sécher, mais avant qu’il n’y parvienne, la neige déposée sur les branches de pins au-dessus de lui tombe en étouffant le feu. La fin de l’histoire décrit les derniers instants de l’homme qui, incapable de refaire un feu avec ses membres progressivement engourdis par le froid, gèle jusqu’à la mort, sombrant dans “le sommeil le plus confortable et le plus satisfaisant qu’il eût jamais connu”.
Contemplation sur l’existence
Ce Klondike, n’ayant aucune autre spécificité que le froid extrême qu’il offre pour la mise en scène de cette mort singulière, est complètement vide des idéologies et des émotions présentes ailleurs. Il devient, en revanche, un sanctuaire pour la contemplation de l’existence.. Il existe des manières plus élaborées d’aborder la question de l’existence, mais Jack London choisit le chemin le plus court en décrivant un homme sans imagination, sans réflexion et sans Dieu, et dont l’expérience de la réalité s’arrête à ses sensations, ses désirs, sa peur, et la paix qu’il éprouve au moment de mourir. Cette réduction représente une apogée de la forme de la nouvelle, car en ces peu de lignes est inséré un schéma complet de l’être au monde. Ici, le Klondike n’est qu’un autre nom du cosmos.
London est un écrivain qui n’a jamais cessé de vouloir dépasser ses limites. Avec ce dernier Klondike, un seuil infranchissable semble avoir été atteint par son langage profondément matérialiste. D’une certaine manière, To build a fire décrit la conscience au moment de son anéantissement, avant le grand silence. Un commentateur a remarqué que London “lacked the mental and spiritual equipment to express tensions and conflicts at deeper levels”. Il y a sans doute une part de vérité dans ces propos, mais ce qui est extraordinaire chez London, c’est justement le courage et la franchise avec lesquels il poursuit l’expérimentation qui consiste à pousser l’expression matérialiste vers sa limite. Chez London, les personnages sont en lutte contre leur incapacité à atteindre leur intériorité, mais l’écriture n’est jamais aussi belle que quand ils s’effondrent sur le seuil de leur âme.
Jin Qian