Emmanuel Carrère revient sur son histoire familiale dans Kolkhoze, un récit hybride d’une rare densité qui entremêle l’écriture autobiographique, la fresque généalogique et le reportage. « Kolkhoze » : 1. ferme collective agricole sous l’Union Soviétique ; 2. souvenir d’enfance (expression affectueuse qu’Hélène Carrère d’Encausse employait pour réunir ses enfants dans sa chambre : faire kolkhoze) ; 3. récit personnel et collectif.

Le kolkhoze familial : entrer dans les limbes de l’Histoire

Ceux qui, traversés comme moi par le bruit du monde, choisiront finalement le dernier Carrère parmi les derniers des derniers bons à lire sur les étals de leur libraire, entreront bien malgré eux dans les limbes de l’Histoire. Il ne faut que très peu de connaissance de soi (ou du camarade à qui nous allons offrir, faute d’une meilleure idée, un livre pour Noël) pour sanctifier son choix par l’achat. Au fond, le goût sera peu déterminant. Identifier un objet littéraire, pour les nombreux qui ne peuvent pas échapper au bruit du monde, c’est identifier un certain type de plaisir, et ceux qui raffolent des morceaux identificatoires iront vers une valeur sûre, vers un auteur qui pourrait même se passer d’écrire, tant son nom s’écrit, lui, à l’impersonnel. On prend finalement Kolkhoze, et parfois on pense à celui qui a fermé les yeux de la vieille mère il y a quelques années déjà, parfois on regrette les malentendus, les non-dits, les cachoteries entre frères et sœurs, entre cousins et cousines, parfois, au contraire, on se rêve traître de la famille, on veut tout dénoncer, tout révéler, pour en finir une bonne fois pour toutes avec toutes ces histoires. Après tout, on le sait déjà depuis à peu près cent cinquante ans : « Toutes les familles malheureuses se ressemblent, mais chaque famille heureuse l’est à sa façon. » On ne sait plus où on a entendu ça, certainement dans un roman russe. (1) Il faut donc se raconter beaucoup d’histoires pour choisir un livre. Il en faut beaucoup aussi pour en écrire. Kolkhoze est l’histoire de toutes ces histoires.

Pour écrire un roman familial, il fallait trouver « la porte d’entrée », selon le bon mot de l’auteur, et quoi de plus familier que la cour des Invalides ? En effet, le récit commence par les funérailles d’un monument national, Hélène Carrère d’Encausse, qui, on nous le signale très discrètement au début, est la mère d’Emmanuel Carrère. Ça, tout le monde le sait. Ceux qui ne les auront pas vus réunis dans un épisode de l’émission Apostrophes, ou désunis après Un roman russe, l’auront de toute façon appris à la radio, à la télévision – pas besoin d’encombrer la quatrième de couverture. Au bruit des pompes, on sent que la plupart des personnes qui seront évoquées dans le livre sont des personnages de notoriété publique. Et là, ayant franchi la porte d’entrée, l’auteur pourrait très bien s’engouffrer dans deux lieux communs bien dangereux : soit nous faire avaler que son histoire familiale ressemble à la nôtre, soit nous renverser la tête pour la placer, bien gentiment, sous les jupons de l’Histoire. Et, parce qu’il est honnête, et que l’honnêteté fait le goût, Emmanuel Carrère nous refuse ces plaisirs-là. Comment écrire un livre honnête, quand la maison dans laquelle nous nous sommes irrémédiablement fourvoyés est, pour le reste du monde, un lieu de plaisance ? Il faut consulter ses architectes : Louis, le père, Nicolas, l’oncle, Salomé, la cousine, Hélène, la mère, Marina, Nathalie et Emmanuel, les enfants. Il faudrait même, peut-être, observer les environs de la maison, capturer en plan large l’ensemble du kolkhoze : les auteurs (Dostoïevski, Tolstoï, Brasillach), les figures de pouvoir (Poutine, Staline, Potemkine), les amis (le père Olympe, les Helmir, Macha, Jean-Michel, Montefiore), et d’autres qui ne tiendraient pas dans les parenthèses. En effet, le roman familial des Carrère est avant tout un roman russe, un roman-monde qui fait tenir mille personnes dans sa coupe, et plus il y a de monde, plus l’Histoire peut se perdre dans les limbes de son histoire : les mille voix qui l’ont construite.