Pourquoi consacrer un grand dossier à la littérature érotique et pornographique ? Quel est l’intérêt de questionner la place de ce registre aujourd’hui ? J’ai réalisé que cette littérature, qui avait traversé l’histoire, avait subi de nombreuses transformations, et racontait quelque chose de notre histoire et de notre société. S’intéresser à la littérature érotique, c’est évidemment éprouver un certain plaisir au contact des mots décrivant les plaisirs charnels, mais c’est aussi s’attacher à ce que ces textes incarnent et symbolisent. 

La littérature érotique et la liberté des femmes 

Ce registre interroge sur de nombreux aspects, à commencer par les notions de liberté et d’interdit, qui n’ont pas fini de faire débat. Effectivement, il y a dans certains livres, principalement des siècles précédents, des scènes qui relèvent de l’illégalité allant même jusqu’à ignorer la notion essentielle de consentement, par exemple dans Opus pistorum d’Henri Miller. L’âge des femmes peut également interpeller, elles sont souvent mineures et traitées comme des objets.

Si c’est le cas dans de nombreux textes, d’autres, et heureusement, mettent en avant des femmes libres et complexes, notamment dans l’exploration de leurs désirs : on peut penser à Leïla Slimani dans son premier roman Dans le jardin de l’ogre mais aussi à Léo Barthe avec sa trilogie De la vie d’une chienne.

Les femmes sortent de ce « rôle » d’objet pour devenir sujet. La féminisation contemporaine du registre n’est pas sans lien avec l’émergence d’un nouveau regard, plus féministe, plus réaliste et plus inclusif. Cela peut donner lieu à des fictions contemporaines audacieuses comme celle d’Amy Waldo avec Chaude comme l’enfer.

Cette littérature incarne aussi la liberté, en se détournant des conventions sociales pour mieux les caricaturer et s’en moquer. De cette façon, elle permet une forme d’émancipation face aux « bonnes » mœurs et Emma Becker maîtrise cet art à merveille notamment dans son dernier roman Le mal joli. En tournant en dérision les rapports de domination, elle vient proposer d’autres alternatives par l’affranchissement des codes sociaux bien établis

Une littérature au coeur de nos enjeux sociétaux

Questionner ce genre littéraire, subversif par nature, c’est prendre conscience des mœurs d’une époque mais aussi des combats qui la caractérisent. Difficile de ne pas réfléchir à notre modèle de société après avoir lu les romans de Claire von Corda, qui se voudraient « juste » pornographiques. Il est pertinent de lire dans des textes érotiques contemporains des réflexions sur le capitalisme, l’individualisme, le matérialisme, l’immixtion des technologies, qui incarnent tant notre époque.

La quête du plaisir et de la satisfaction sexuels sont ici des moyens de transmettre des messages philosophiques, sociologiques ou politiques. C’est notamment ce que nous enseigne Camille Moreau au sujet de cette figure emblématique qu’est Emmanuelle. Et oui, la littérature pornographique est au cœur des enjeux sociétauxetconstitue ainsi un moyen d’expression unique

Les questions d’identité sont de plus en plus considérées dans cette littérature et viennent accroître l’inspiration des auteurs et des éditeurs qui élargissent leurs catalogues afin d’être à l’image de la société. C’est ce que proposent les éditions la Musardine comme l’explique la directrice éditoriale Anne Hautecoeur. Cela montre, une fois de plus, son rôle et son impact positif dans l’expression des sexualités et des réflexions socioculturelles. Pour cette raison, c’est une littérature en perpétuelle mutation

L’évolution de ce genre littéraire

Le registre a dû évoluer, intégrant des récits plus inclusifs, pédagogiques et diversifiés. Cela a permis d’en apprendre, par exemple, sur la sexualité réelle des femmes, sur les travailleuses du sexe et leur rapport au corps, mais aussi sur les personnes LGBTQIA+. Le premier roman de Felicia Viti, inspirée entre autre par Georges Bataille, qui raconte une passion dévorante entre deux femmes, a d’ailleurs été récompensé par le prix Sade.

La libération de la parole des femmes a nourri le genre à travers des textes plus prosaïques sur le fonctionnement du corps féminin et sa « servitude volontaire », pour reprendre les mots d’Ovidie dans « La chair est triste hélas ». On pourrait voir ce corpus comme un « contre-courant » de la littérature érotique traditionnelle, mais on doit surtout le voir comme un véritable enrichissement. L’écriture de Catherine Millet dans La vie sexuelle de Catherine M en constitue un bel exemple.

La littérature érotique d’aujourd’hui n’est plus une affaire de fiction écrite par des hommes, elle inclut désormais aussi des essais, des récits, des auto-fictions, des témoignages, des poèmes écrits par tous et qui correspondent aux revendications de son époque. On sait que cette littérature fera son chemin et poursuivra sa transformation au fil des évolutions sociétales.

Aujourd’hui, les horizons s’élargissent et certains automatismes se déconstruisent peu à peu. Toutefois, il arrive que la légitimité de cette littérature soit questionnée. Elle englobe un tout tellement dense qu’elle n’est plus si facilement identifiable.

A une époque où la dark romance rencontre un succès fou, il est important de rappeler l’existence d’une lecture érotique contemporaine au catalogue extrêmement riche et de rappeler sa pluralité et son parcours au fil des époques. C’est ce qui a servi de mantra dans l’élaboration de ce dossier. On réalise que même s’il a été parfois dénigré, c’est un genre littéraire solide, en construction et déconstruction permanentes

En conclusion, il n’a jamais été aussi intéressant de lire de la littérature érotique, alors pourquoi attendre ?