Pierre, un ingénieur parisien maussade, descend à Chamonix le temps d’une conférence, et éprouve soudain le besoin irrépressible de gagner les sommets pour ne plus en redescendre. Après Vincent n’a pas d’écailles (2015), film de super-héros unique en son genre,Thomas Salvador signe un deuxième long-métrage méditatif et aérien.
Depuis une dizaine d’années, Thomas Salvador, acteur, réalisateur, scénariste mais aussi cascadeur, alpiniste et un peu saltimbanque fait souffler sur le cinéma français un vent de fraicheur insoupçonné. Après une flopée de courts-métrages déroutants (Rome, Dans la voie, De sortie, etc.), son premier film, Vincent n’a pas d’écailles (2015), parvenait habilement à conjuguer la figure du super-héros au calme tranquille qui caractérise son cinéma. C’est donc en acrobate qui jongle entre les genres que Thomas Salvador signe La Montagne. Il sembleêtre arrivé au bout de sa mue – aussi bien à l’écran que derrière la caméra.
Cette fois, il se glisse dans la peau de Pierre. En pleine présentation d’un bras robotique, calquant mécaniquement les mouvements de son corps las, son regard est soudainement happé par la montagne qui se dresse face à lui. Prétextant une petite grippe, Pierre décide de plaquer son boulot. Après avoir dévalisé le rayon alpinisme du Décathlon local, Pierre « s’envole » alors pour l’Aiguille du Midi. Dans le téléphérique, son regard est une nouvelle fois saisi ; cette fois par Léa (Louise Bourgoin), cheffe d’un restaurant d’altitude. Pierre s’en va ainsi bivouaquer dans le massif du Mont Blanc et semble bien décidé à y rester. Paradoxalement, c’est dans la solitude et le froid, délivré de la mécanique du quotidien, qu’il se sent le plus vivant et s’enfonce jour après jour dans les entrailles de la montagne impassible.
Là-haut
De son propre aveu, Thomas Salvador se rêvait guide de haute montagne avant de se tourner vers le cinéma. Or avec ce film onirique, Salvador achève brillamment sa métamorphose en « cinéaste de haute montagne ». En effet, La Montagne est un film hybride, une créature chimérique envoûtante. C’est un pari habilement tenu dans ses moindres replis, une sorte de film-poème dans lequel le cinéaste ne déroge jamais au principe de son cinéma – un tempo lent et captivant, une certaine économie formelle laissant place aux mouvements du corps, comme une forme primitive d’élan cinématographique et un goût prononcé pour ces percées du fantastique dans le calme plat du quotidien.
La Montagne est donc peu bavard et, après tout, c’est pour le mieux. Dans son abri de fortune, Pierre affronte seul la présence sourde des glaciers. Il est sans cesse appelé à défier de nouveaux pics, des cols et des arêtes, à pénétrer de nouvelles failles dans une topographie soigneusement balisée par le cinéaste. Chaque scène est ainsi méticuleusement pesée, aucun plan n’est de trop, le cinéma est réduit à son plus simple appareil : un acteur-alpiniste, une équipe compacte, un personnage parti côtoyer les cimes pour reconquérir son désir et retrouver, là-haut, quelque chose d’une énergie vitale. C’est dans cet interstice précieux que se noue sa relation avec Léa, à l’aura quasi magnétique, en qui Pierre trouvera un point d’ancrage.
À ce nouveau film, Salvador ajoute une dimension écologique, à l’image d’un fameux glacier – dit de la « Mer de Glace » – dont le recul fulgurant se mesure à vue d’œil. Le constat est amené par petites touches, par un mouvement de caméra descendant qui se substitue à tout discours : Pierre empruntant la rampe d’accès menant vers le glacier, au long de laquelle apparaissent un à un les repères temporels signalant ce que fut autrefois son épaisseur. Dans un contraste saisissant avec l’élan « ascensionnel » du film, cette descente infernale ramène à la tragédie de la fonte des glaces (des marches sont d’ailleurs ajoutées chaque année pour pouvoir accéder au glacier) et, plus largement, du dérèglement climatique. Mais ce discours ne contrevient heureusement pas au geste premier du film, il en épouse harmonieusement les contours.
Au fur et à mesure que Pierre s’enfonce dans la montagne et apprend à l’apprivoiser, les signes du réel s’effacent pour laisser place au désir, à une curiosité érotique.
Chute de pierre(s)
Convoqué par les sommets, Pierre poursuit obstinément sa quête à bord de ce « téléféerique ». Seul face à la paroi, Thomas Salvador affiche une aisance étourdissante. Le film est ainsi traversé par une douce matérialité et une générositéqui ne cède jamais à l’esbroufe et cherche au contraire le bon dosage entre réalisme et onirisme. Ce qui le distingue des autres films d’altitude – ceux-ci se font de plus en plus nombreux, comme tout récemment Les Huit Montagnes ou Les Survivants – c’est la manière dont Salvador travaille à quelque chose d’organique, voire de sensuel. Au fur et à mesure que Pierre s’enfonce dans la montagne et apprend à l’apprivoiser, les signes du réel s’effacent pour laisser place au désir, à une curiosité érotique. La montagne a ici quelque chose d’indiciblement vivant et chaleureux avec lequel Pierre cherche coûte que coûte à faire corps.
Par l’entremise de bruitages, de sons et d’échos puissants, conjugués à des effets spéciaux – les mystérieuses « lueurs » qui hantent les lieux et aimantent Pierre vers le cœur de la montagne – renvoyant aux plus fins bricolages des débuts du cinéma, le film parvient ainsi à retranscrire cette attirance d’ordre physique, pour ne pas dire métaphysique de Pierre pour ce relief monumental. La couche fantasmagorique du film s’imbrique alors parfaitement dans sa veine presque documentaire et maintient miraculeusement le récit dans le domaine du possible. Mû par quelque chose qui le dépasse, Pierre ressent au fond le besoin d’être au plus près de l’effondrement, de le retarder le temps d’une étreinte surréaliste et d’éprouver l’agitation de la matière.
Salvador applique en quelque sorte à la lettre le fait d’être « en » montagne. Pour Pierre, il faut pénétrer ses entrailles et déceler la faille qui le conduira jusqu’au le ventre de la bête.Film d’exploration mentale, La Montagne scrute alors les efforts d’un corps aux puissances insoupçonnées – recoupant la dynamique de Vincent n’a pas d’écailles – à trouver le réconfort. Qu’il finisse ou non par redescendre des hauteurs, Pierre aura dans tous les cas vécu – tel le « poète aérien » rêvé par Bachelard – une expérience transcendante et lumineuse. En effet, c’est seulement après s’être fondu corps et âme dans les tréfonds minéraux de la montagne que Pierre pourra choisir de remettre ou non les pieds sur terre.
La Montagne de Thomas Salvador, avec Avec Thomas Salvador, Louise Bourgoin, Martine Chevallier et Laurent Poitrenaux. En salles le 1er février 2023.
Un article de Félix Tardieu