Zone Critique s’arrête cette semaine au Théâtre de la Cité Internationale afin de suivre la deuxième mise en scène de Pauline Haudepin, Chère Chambre. Une pièce résolument marquée par un humour caustique et grinçant qui contraste avec la gravité du sujet initial : Chimène, vingt ans, s’apprête à mourir, car elle a offert son corps à un inconnu, sans-abri et malade, qui lui a transmis un mal incurable. Une toile se tisse alors à mesure que l’araignée contamine le cercle familial, renversant ainsi les doutes et contradictions de chacun.
Tendre la main dans le terrier pour se faire mordre : une mise à mort par altruisme
Chimène est malade et il ne lui reste que peu de temps avant de succomber au mal qui la ronge. Elle a offert son corps à un inconnu, un sans-abri en fin de vie dont les rapports sexuels remontent aux souvenirs d’un passé lointain. Personne ne comprend son geste. Ses parents refusent de croire qu’une fille élevée dans une bonne famille puisse s’adonner à ces pratiques. Quant à Domino, sa petite amie anticonformiste et rebelle, elle se montre également incapable de saisir les motivations qui ont pu l’amener à agir ainsi. Personne ne comprend son geste, car il n’y a fondamentalement rien à comprendre. Il ne s’agit pas d’un viol, il n’y a eu aucune agression physique. Chimène a agi gratuitement dans une sorte d’élan de charité philanthropique, à travers une forme d’altruisme maladif. Elle savait qu’en faisant cela, elle allait également contracter la maladie mais, en tout état de cause, elle a tendu la main dans le terrier et s’est laissé mordre. Avec un enregistreur audio, qui fait office de « journal intime », Chimène se livre sur sa maladie avec une neutralité déconcertante sous les airs d’une musique pop entêtante.
Ce geste interroge la place des actes fraternels — et subversifs — dans notre société contemporaine.
Indubitablement, le geste de Chimène nous ramène aux sources mythiques du « baiser au lépreux » présent dans L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel. Ce « mystère » en quatre actes retrace l’histoire de Violaine qui, après avoir embrassé le lépreux Pierre de Craon, le guérit miraculeusement, mais contracte la maladie à son tour. Par ce baiser, elle glisse progressivement vers la sainteté jusqu’à être assimilée à la Vierge Marie elle-même. Dans Chère Chambre, la dimension religieuse est balayée pour laisser place à une sorte de suicide réalisé « par amour de l’humanité » et qui se retrouve ainsi totalement démystifié. Il interroge, de fait, la place des actes fraternels — et subversifs — dans une société contemporaine marquée par le dualisme du repli sur soi et de la nécessité d’agir pour autrui. Chimène a agi parce qu’elle voulait venir en aide à cet homme, lui offrir un dernier instant de bonheur, mais aussi pour elle-même. Paradoxalement, c’était également un moyen pour elle de se sentir vivante, même s’il y avait pour cela un prix à payer : la contamination et la mort. Seulement, le geste de Chimène n’a pas eu pour seul effet de la contaminer, il explose également les murs d’une famille stéréotypée, sans problème apparent, qui se retrouve confrontée à ses propres contradictions. Derrière le papier peint infect qui recouvre la scène se cachent les désirs inavoués et les secrets enfouis dans la chair.
L’intrusion de Theraphosa Blondi dans le cercle familial : une contamination collective
Les personnages de Chère Chambre sont excessivement stéréotypés. La mère, Rose, apparaît comme une bourgeoise ringarde aux goûts douteux en matière de décoration, une mère qui couve de façon maladive sa fille qu’elle refuse de voir grandir et qui ne cesse de l’appeler en laissant des messages ridicules sur le répondeur de son téléphone. Le Père, Ulrich, est mou et sans relief. Il est présent sur scène sans l’être tout à fait, dévoré par sa femme qui parle fort dans des répliques qui se révèlent parfois un peu longues. Chimène évolue donc dans un milieu protégé et lustré, un milieu où les apparences se doivent d’être sauvées. Rose et Ulrich apparaissent comme les avatars des individus de leur génération, les 55-60 ans. Un conflit se crée alors entre la nouvelle génération incarnée par Domino, jeune professeure de philosophie, engagée et révoltée, et l’ancienne. Les parents ne la supportent pas et cela est également réciproque. Le caractère exagéré des personnages et leurs différentes altercations teintent la mise en scène d’un humour noir et incisif qui donne à la pièce de Pauline Haudepin une dimension comique indéniable.
Un mal qui fait tomber les masques pour révéler la profondeur cachée, les secrets enfouis derrière la tapisserie.
Tous, cependant, sont confrontés à la maladie de la fille, de la petite-amie, et au deuil à venir. L’intrusion du mal incurable dans le cercle familial entraîne avec lui son lot d’interrogations et de remises en question. Un mal qui fait tomber les masques pour révéler la profondeur cachée, les secrets enfouis derrière la tapisserie. C’est ainsi qu’entre en scène Theraphosa Blondi, la mygale Goliath, la créature hybride issue de l’imaginaire fantasmagorique de Chimène. Cette chose indéfinissable et magistralement interprétée par Jean-Gabriel Manolis envahit le plateau par sa « danse du corps obscur », le butō, une technique de danse transgressive née dans le Japon des années 60. La danse matérialise les limites de la parole. Elle instaure une dimension onirique et inquiétante qui fait entrer le langage corporel sur scène. Quand la parole ne suffit plus, Theraphosa Blondi prend le relai en touchant les personnages et pénètre ainsi dans les zones les plus sombres que chacun tente désespérément de dissimuler. Par ses mouvements et ses questions répétitives (« Qu’est-que tu veux ? »…), la créature met en exergue la violence refoulée d’Ulrich, les peurs déstabilisantes de Rose et les excès de rage de Domino. Chacun se trouve ainsi contaminé par un même mal qui, d’une certaine manière, semble plus profond et plus mortel que celui de Chimène.
L’antre de l’araignée : une scénographie marquée par la mue
Comme l’araignée, le plateau mue et s’offre un autre corps qui brise les frontières et incarne la migration du mal.
Le traitement de l’espace scénique tient une place décisive dans la mise en scène de Chère Chambre. Elle participe amplement à la mise en relief des déplacements, du mal qui contamine progressivement tous les membres de la famille. Au départ, la scénographie laisse suggérer un huis clos qui fait corps avec le sujet initial du texte, à savoir celui d’un drame familial. L’espace semble être celui de la chambre de Chimène, mais n’est pas tout à fait délimité. La tapisserie, à mesure qu’on s’approche du bureau et de la fenêtre, s’efface pour laisser place à un lieu qui a toutes les caractéristiques d’une chambre. Seulement, la scénographie sera entièrement renversée et laissera place à un espace plus large et plus propice à l’arrivée du danseur. Comme l’araignée, le plateau mue et s’offre un autre corps qui brise les frontières initialement créées et incarne la migration du mal incurable de Chimène vers le corps des autres personnages. On retrouve le lit des parents qui fait plonger le spectateur dans l’intimité du couple et la chambre d’hôpital de Chimène représentée par la blouse blanche. Une troisième « mue » poursuit la transformation de la scène, celle de l’intrusion progressif des tableaux de Chimène dans l’espace. Ainsi, le spectateur n’est plus seulement dans la chambre de Chimène, qui disparaît à mesure que la pièce progresse, mais aussi pénètre-t-il dans son espace mental, un espace que Rose souhaite préserver à tout prix, quitte à être recouverte avec son mari sous une bâche comme un vieux meuble.
- Chère Chambre, mise en scène de Pauline Haudepin, du 17 au 29 janvier 2021 au Théâtre de la Cité Internationale, Paris