Dans La vie continuée de Nelly Arcan, Johanne Rigoulot retrace le destin écourté d’une autrice québécoise un peu perdue qui fait irruption dans la sphère littéraire parisienne blanche et bourgeoise. Mais, elle raconte surtout l’histoire de la méprise littéraire, sociale et masculine de la vie de Nelly Arcan, sainte dans la grande famille des autrices féministes, de celles qui ont bouleversé le genre, et menacé les hommes.

Depuis quelques années, j’ai un rituel, le même que ma mère et que ma grand-mère : j’écoute, tous les dimanches soir, le Masque et la Plume avant de m’endormir. Bien souvent agacée par leurs monologues incisifs, je ris malgré moi à l’écoute somnolente de ces critiques blanches et bourgeoises de livres qui ne m’intéressent, finalement, que très peu. Cependant, un soir, je suis happée par l’analyse d’un certain livre : La vie continuée de Nelly Arcan de Johanne Rigoulot.
J’ai une affection toute particulière pour Nelly Arcan, que j’ai rencontrée grâce au processus de réhabilitation de son œuvre dans lequel Johanne Rigoulot s’inscrit. Ayant dévoré Pour Britney de Louise Chennevière, je me suis précipitée dans la lecture de ce livre, qui promet de commémorer la vie sinueuse, sombre, courte, de cette autrice que je chéris tant. En parallèle de ce récit à l’apparence hagiographique, parfois un peu catalogue, Johanne Rigoulot pose des questions seyantes : quand est-ce que les femmes seront réellement prises au sérieux ? À quel point le genre prévaut dans le suicide ? À quel moment le sexe hétérosexuel cessera d’être un domaine de domination ? Surtout, combien de temps continuerons-nous à sacrifier les femmes sur l’autel de l’apparence ?
Nul besoin de connaître ni d’avoir lu Nelly Arcan pour comprendre ce livre ; Johanne Rigoulot a parfaitement su retracer sa biographie, et son tragique. Nelly Arcan révèle son talent au grand public lors de la publication de Putain en 2001, une quasi-autofiction sur son passé de prostituée. Publié à la rentrée littéraire, dans la collection la plus prestigieuse d’une des plus grandes maisons d’édition de l’époque, Putain est l’irruption du sexe écrit, nu, dépouillé, dans le monde germanopratin : ce sexe collera à la peau de Nelly Arcan jusqu’à la fin de sa vie. L’autrice est de suite emportée dans un tourbillon de logorrhées sexistes d’hommes qui préfèrent commenter la longueur de son décolleté plutôt que la puissance de son écriture, innovante, inédite, opaque. Emprisonnée très rapidement dans un statut de femme blonde qui parle de sexe, à la fois bimbo et girlboss, en pleine époque d’hyper-sexualisation des femmes, Arcan est dépouillée de son génie. Johanne Rigoulot raconte les émissions de télé qui ne font acte de son livre, si ce n’est pour dire qu’il fait bander, et qui se moquent même de son accent québécois, puis la descente aux enfers d’une femme enfermée dans un processus d’auto-surérotisation constante. Trois ans après Putain, Nelly Arcan publie Folle, une lettre d’adieu à son ex toxique, accro comme elle à la cocaïne et au sexe, dans laquelle elle décrit la figure, bien connue, de l’autre femme, la femme parfaite, la femme rivale. Encore une fois, Nelly Arcan est tournée en dérision, et l’ex-amant se défend dans la presse. Folle déçoit après le magistral Putain, et Nelly se noie encore un peu plus. Enfin, en 2007, elle écrit À ciel ouvert, roman totalement fictif qui narre l’affrontement presque animal de deux femmes pour l’amour d’un homme. Le roman est à peine survolé lors de sa promotion et elle est encore une fois rabaissée à son apparence et décrédibilisée : pour ces hommes, il est impossible de dénoncer l’hypersexualisation et l’injonction de l’apparence quand on porte une robe déc...