Opéra des oiseaux, c’est le nom poétique et évocateur du dernier roman de Laurence Nobécourt, paru chez Grasset en août 2022. Interprétation littéraire du concept du poème symphonique, le récit met en scène un vaste et improbable réseau de personnages qui déclinent, chacun comme ils le peuvent, la question du sens de l’existence. Laïal, Mila, Laura, Mado, Kola, Ignatia, Jozef, Wanda, Luigi, Ada, et au milieu d’eux le poète Yazuki, sont alors ces oiseaux, fragiles mais à la voix pure, qui apprennent, au cours d’une année, à lâcher prise et à aimer.
De vulnérables prophètes
Le récit s’ouvre, un 21 décembre, à New-York, sur la voix de Laïal : arrivé à un point charnière de sa vie, l’artiste d’une trentaine d’années décide de vivre en étant lui-même, sans concession, dans une société dépeinte comme engluée dans la vaine matérialité :
« Laïal est d’accord pour l’aventure. Pour se risquer dans l’inconnu à l’assaut d’une chose dont il sait qu’elle ne s’acquiert qu’à condition d’accepter de s’en défaire. Il est d’accord pour sortir du mensonge dans lequel s’est emprisonné le monde. Il appelle ”le monde” tous ceux qui ne recherchent pas intensément leur vérité».
Accepter d’être fragilement soi équivaut alors à une ouverture du cœur et à une mise en mouvement que chaque personnage vit à sa façon, mais sans jamais être très éloigné de l’œuvre du poète Yazuki, un personnage récurrent de Laurence Nobécourt, qui rayonne dans tout le roman. Les protagonistes trouvent en effet auprès du poète un écho à leur pensée et des clefs pour tenter de répondre à leurs questionnements. Opéra des oiseaux fait le pari de mettre au premier plan le difficile et subtil parcours des âmes de ses personnages, pour lesquelles il s’agit de renoncer aux illusions de la toute-puissance moderne afin de retrouver une « impuissance d’oiseau ». Toutefois, ce ne sont pas des marginaux désabusés qui rejetteraient en bloc la modernité que le roman met en scène, mais plutôt des protagonistes qui incarnent la possibilité d’un autre regard à projeter sur le monde, à la manière de Laïal, qui souhaite éveiller d’autres consciences au moyen de son projet de jeu vidéo. Être un oiseau à la manière de Laurence Nobécourt est une vocation : il s’agit de devenir un de ces « justes » à l’aura divine :
« — Selon la mystique juive, il suffit de trente-six justes à chaque génération, pour que le monde ne tombe pas sous le poids de sa propre nuit. Trente-six êtres humains, pas un de plus ni de moins, s’ignorant les uns les autres, ignorant même qu’ils en sont mais se relayant de génération en génération à travers l’Histoire pour soutenir l’humanité. Leur lumière porte le monde au-delà des ténèbres. »
Ces figures prophétiques de tous âge et de toutes origines explorent alors les modalités de la relation à l’autre, qui peut être un ami, un membre de la famille ou l’être aimé, dans un paradigme où faire l’amour devient « l’acte le plus simple et le plus extraordinaire ». L’autrice représente dès lors, dans une actualisation de messages bibliques, des âmes en quête du renversement des valeurs mondaines, où la plus grande faiblesse est en fait ce qui porte le plus de fruits.
Enchanter le monde
Dans Opéra des oiseaux, la misère de la société contemporaine est le fruit de l’héritage mortifère du nazisme :
« Ce qui a eu lieu à Auschwitz continue d’irradier. Les nazis ont perdu la guerre mais leur Inconscient l’a gagnée. Il règne en maître dans le monde contemporain. Notre société est directement aux prises avec leur idéologie et ses conséquences : l’Homme en tant que marchandise, le Surhomme comme projet d’existence.»
Laurence Nobécourt écrit ainsi quelque chose comme la possibilité d’une reverdie, qui trouve à se manifester au travers du réseau symbolique qui s’entrelace avec le destin des personnages.
Dans ce contexte de nihilisme ambiant, l’art, le dire et le représenter, constituent dans le récit une possible porte de sortie. Avec ses personnages « gracieusement penché[s] vers l’abîme » (La Démangeaison), Laurence Nobécourt écrit ainsi quelque chose comme la possibilité d’une reverdie, qui trouve à se manifester au travers du réseau symbolique qui s’entrelace avec le destin des personnages. Avec les motifs des abeilles par exemple, mais aussi du compotier, les voix des personnages se trouvent liées les unes aux autres, dans une poésie qui fonctionne à leur insu. Figure structurante dans le roman, l’oiseau est invoqué de façon récurrente pour accompagner et rendre symbolique l’évolution des personnages. Ainsi Ignatia est-elle une « mouette sans boussole » et Mado explique à son fils que « [l]orsque les êtres s’accomplissent, leur oiseau est libre dans l’opéra des oiseaux ». L’espoir quant à lui, est rendu matériel par la récurrence de la couleur verte dans le récit, qui vient dès lors colorer le quotidien. Le roman nourrit alors une représentation des hommes comme des phénix, dont la souffrance peut être le signe d’une renaissance à venir.
C’est une possible magie de la vie que l’autrice met sur le devant de la scène, par laquelle la faiblesse devient force, et où parfois même, on peut croiser des anges. Cette conscience de la possibilité d’un sens fait par ailleurs l’objet dans le récit d’une volonté de transmission : par la création, par le soin à l’autre, par le dialogue. La bonne parole, qui peut être résumée par « la vie, la vraie, ça déménage ! », se diffuse alors avec le concours de figures d’artistes, d’infirmiers, de parents, de psychanalystes et d’amants qui déclinent et chantent les modalités selon lesquelles les hommes peuvent entrer en relation.
Ainsi, les oiseaux de Laurence Nobécourt sont, dans Opéra des Oiseaux, des « Christ-poètes » dont les voix entrent en résonance et chantent la beauté de la fragilité de la vie. Au travers de la polyphonie du roman, l’autrice met en mot des enjeux à la fois essentiels et impalpables, « car à la fois, c’est immense la vie, […], et tout petit. ».
Crédit photo : © Sophie Kandaouroff