Peter Wessel Zapffe était un philosophe norvégien du XXe siècle. Alpiniste, avocat et artiste, ce dernier se distinguait par son pessimisme fataliste et radical. Anti-nataliste convaincu, il considérait l’Homme comme une anomalie de la Nature vouée à l’angoisse cosmique. Dans Le Dernier messie (Allia, 2023), l’auteur égrène les subterfuges inventés par notre espèce afin de rendre l’existence supportable tout en annonçant la venue du dernier prophète qui osera confronter l’humanité à son insignifiance.
Un beau jour ou peut-être une nuit, le premier Homo Sapiens s’est éveillé, sa conscience s’est allumée comme une flamme au milieu d’une Nature opaque et silencieuse : il se vit lui-même. Tout à la fois émerveillé et effrayé, il dut composer avec ce foisonnement qui l’entourait. Puis, une femme sortit du néant et l’ordonna de sortir de son environnement immédiat dans le but de chasser les animaux mais aussi de se nourrir. Que s’est-il passé ? « Une fracture au sein du Tout vivant, un paradoxe biologique, une absurdité, une hypertrophie de nature catastrophique ».
Progressivement, l’Homme humanise son milieu et invente différentes manières d’habiter l’espace-temps notamment par l’invention de l’écriture, de la culture, des mœurs ou encore des religions. Étant progressivement dissociée de la Nature, notre espèce a peu à peu perdu sa place au sein de celle-ci ; en effet, elle a goûté au fruit défendu de l’arbre de la connaissance, ce qui a introduit la division dans son âme, dans ses sociétés, mais aussi dans son rapport au cosmos. Aux prises avec l’étonnement et avec l’angoisse, celle-ci connaît ce que les animaux ignorent : si ces derniers souffrent, seul l’humain éprouve le désespoir. En supposant que la compassion et le sentiment de justice nous habitent, le constat clinique de notre Histoire résonne comme un rire sardonique tournant en dérision les velléités des esprits empreints de moraline.
Prisonnier sans défense sous un ciel qui pèse comme un couvercle, l’humain est le seul être à éprouver ce que l’auteur nomme le « sentiment de panique cosmique » : il l’identifie à un état fondamental de son psychisme. Prédisposés aux catastrophes, nous fuyons nos conflits intérieurs par le truchement de divertissements, sans quoi nos pensées, sises sur un foyer de pulsions de mort, nous feraient imploser. Le surdéveloppement de notre conscience fait de notre condition une tragédie, un lieu de tensions permanentes qui ne débouche sur aucun dénouement satisfaisant.
Ainsi, nous pourrions nous demander pourquoi l’espèce humaine n’a pas abandonné son combat contre les forces qui la nient. Cet aveuglement s’origine dans la réduction drastique du contenu de notre conscience : si un nombre restreint de personnes, à l’instar de Nietzsche, souhaitaient briser les idoles quitte à verser dans le nihilisme, la majorité de nos semblables s’enivrent de préjugés ou de faux-semblants propagés par les institutions politiques et religieuses. Il s’agit donc de procéder à un refoulement de ce que Zapffe nomme « l’excédent de conscience » dans le but de nous adapter à la société dans laquelle nous évoluons. Celui dont le comportement et le mode de vie sont qualifiés de sains peut être considéré comme un être « normal ».
Si les maux psychiques sont relégués par les psychiatres dans le rang des pathologies mentales, l’auteur définit ces dernières comme « les fruits amers du génie de la pensée ou de l’intuition, lequel constitue la racine même de la tendance anti-biologique » : animal léthargique, l’Homme est hanté par la létalité, c’est-à-dire par ce qui peut le faire revenir à l’état antérieur à la vie. Ces considérations mènent le philosophe à développer une pensée anti-nataliste : l’existence est à la fois souffrance et absurdité, donc il est inutile de la faire perdurer durant des siècles.
Puisque la plupart des hommes persistent à vivre par le refoulement, nous nous devons de revenir sur les diverses manifestations de ce dernier.
Des ancrages nécessaires à l’Homme
S’il veut échapper à la panique cosmique, le psychisme humain doit procéder à plusieurs refoulements, le premier est ce que Zapffe nomme l’isolement. Il peut arriver que nous soyons troublés par un ensemble de pensées indésirables ; alors, nous nous en délestons volontairement sans quoi nous risquerions de devenir fous. Albert Engström, écrivain et peintre suédois écrivait à ce sujet : « Il ne faut pas penser, il n’en résulte que trouble ». Le philosophe illustre ce procédé psychique par les exemples des médecins et des voyous. Lorsqu’un professionnel de santé risque de perdre son équanimité, il en vient à se concentrer sur l’aspect purement technique de son métier. Quant au criminel, il peut lui arriver de jouer au football avec la tête de ses victimes tout en refusant de mesurer l’horreur qu’il a infligée à celles-ci. L’isolement se concrétise aussi par ce que Zapffe nomme « la convention du silence » appliquée surtout pour soulager les enfants : épris d’illusions, ces derniers sont souvent protégés de la violence du monde par les adultes. Ainsi, lorsqu’un homme s’effondre en larmes, celui-ci est éloigné des bambins afin qu’ils ne soient pas troublés.
De plus, l’écrivain norvégien fait référence à ce qu’il nomme « le mécanisme d’ancrage ». Ici, nous pensons évidemment au royaume de l’enfance où les petits hommes grandissent au sein d’un foyer qui s’apparente à une structure rassurante conjurant les angoisses cosmiques qui pourraient les assaillir. Lorsqu’ils grandissent, ces derniers prennent conscience de la caducité de leurs premiers repères, donc ils en cherchent d’autres ou se raccrochent au spectre de ce qui jadis leur procurait un sentiment de sécurité inébranlable. Poussée jusqu’au bout, cette volonté de renouer avec un passé à jamais aboli peut se muter en névrose ; les conséquences pathologiques sont nombreuses : « le sentiment d’insécurité permanent, l’impression d’infériorité, la surcompensation et la nervosité ». Afin de retrouver un ancrage, ces hommes déstabilisés vont se ruer sur les divans des psychanalystes. Cette volonté de se fixer quelque part dans l’espace-temps est universelle ; en effet, il s’agit de placer des points à l’intérieur du chaos liquide de la conscience, ou de le contenir entre les murs. Si cette tendance demeure largement inconsciente, elle peut l’être, on dit alors qu’on « se fixe un but ». Egalement, il est courant que les sociétés humaines valorisent l’enracinement et le dévouement à une patrie : par mimétisme, celui qui se sacrifie pour ses semblables est souvent imité par les membres de sa communauté. Ainsi, toute société humaine « consiste en un vaste système d’ancrage aux arêtes adoucies, qui repose sur des poutres maîtresses, les idées qui fondent une culture ». En somme, il s’agit pour nous de nous construire à partir des grands éléments collectifs porteurs d’espérance comme Dieu, l’Eglise, l’Etat, la morale ou encore le destin. Or, l’auteur nous le rappelle, les ancrages sont tout à la fois libérateurs et aliénants : une société trop étouffée par les institutions devient irrespirable mais si elle est trop liquide, elle l’est tout autant.
En outre, la distraction demeure un mode de protection très prisé par les foules : cette dernière désigne le fait de « maintenir l’attention à l’intérieur de la limite critique, en l’emprisonnant au moyen d’impressions extérieures sans cesse renouvelées ». Une fois de plus, l’enfance regorge d’exemples qui valident ce postulat : lorsqu’un élève n’est pas distrait, ne dit-il pas « je m’ennuie » ? Pensons également aux sollicitations très nombreuses des bonnes d’enfants s’occupant des progénitures issues des classes aisées (« Regarde le château ! »). Si le divertissement vient à manquer à l’âge adulte, le spleen s’installe, ce qui peut mener à des états mélancoliques voire suicidaires. En effet, la bile noire de l’atrabilaire qualifie l’âme valétudinaire qui souhaite ardemment revenir au néant dont elle provient.
Enfin, la sublimation est également un moyen de conjurer nos accès de panique. Il s’agit de transformer nos douleurs existentielles dans un but qui est le plus souvent artistique. Lorsque nous nous détachons de notre condition tragique, nous pouvons effectuer un pas de côté et la dépeindre à travers différents supports dont la peinture, la poésie, ou encore le théâtre. Il nous échoit alors de rire de notre sort avec Démocrite ou de pleurer sur celui-ci avec Héraclite. Pensons également aux martyrs qui ont témoigné de leur foi en se sacrifiant, tout en sublimant leurs pulsions dans un but religieux et spectaculaire.
Pessimiste invétéré, l’auteur norvégien voit dans notre époque moderne le visage du nihilisme : les plus hautes valeurs ont été dévaluées par la critique philosophique occidentale. Ainsi, nos semblables fuient massivement leurs existences par le divertissement (sport, radio..) tandis que les grands récits qui portaient les hommes sont frappés d’obsolescence. L’angoisse, la lassitude et le désespoir s’invitent dans les termitières occidentales, désenchantées par un certain rationalisme méprisant à l’égard des traditions religieuses et spirituelles. Si le communisme et la psychanalyse proposent de libérer les hommes de ce qui les aliène sur un plan purement immanent, Zapffe les assimilent à des systèmes d’explications anxiolytiques qui demeurent impuissants dans leur tentative de faire reculer le sentiment d’absurdité qui guette les hommes.
Fataliste, l’auteur décrit le dénouement ultime de notre condition : l’avènement d’un Messie qui devra annoncer la Mauvaise nouvelle aux hommes.
Le signe du désastre
Radical, l’auteur souhaite pousser ses considérations jusqu’au bout : rien ne peut changer si l’humanité continue dans son entêtement de maintenir l’espèce. Les hommes, conquis par de multiples messies, persisteront longtemps à croire en quelque chose ; cependant, il arrivera un jour où tout le monde sera placé au pied du mur. A ce moment-là, un Messie viendra, celui du dysangile à entendre comme « mauvaise nouvelle » : ce prophète, pétri de toutes les douleurs qui ont épuisé le monde, osera annoncer le désastre. Zapffe va jusqu’à affirmer qu’il aura un message à transmettre à ses semblables : « La vie des mondes est un fleuve bouillonnant, mais celle de la terre rien de plus qu’une mare (…) / Connais-toi toi-même – soyez inféconds et laissez derrière vous la terre en paix ». Scandalisés et outrés, les auditeurs de ce discours se jetteront sur l’annonciateur de la mauvaise nouvelle, ils le mettront à mort, puis ils l’enterreront. Le dernier Messie sera le dernier Homme, descendant du premier homme archer décrit au début du livre.
Ici, nous pouvons lire les écrits d’un anti-nataliste pour qui la naissance est une aberration procédant d’une erreur dans l’économie de la Nature : arraché à sa stase animale, l’Homme est l’animal par qui la conscience fait une percée dans la réalité muette de l’Univers. Ecologiste et nihiliste, le philosophe considère à l’instar de Flaubert que notre race était « maudite dès son berceau ». Puisque l’existence n’est ni bonne, ni justifiable, ce dernier propose à ses semblables la nulliparité, c’est-à-dire l’arrêt total de la reproduction humaine. S’il n’est pas assoiffé de crimes, il se fait le défenseur d’« une démobilisation générale » (Rosset) qui mènerait à l’extinction pure et simple de notre espèce.
Livre singulier et dérangeant, Le Dernier messie détricote tous les espoirs humains, trop humains, qui parcourent nos esprits en proie à la divagation. Condamné à la panique cosmique et à l’insignifiance, l’Homme essaie de pallier ces dernières par le biais d’ancrages aussi divers que vains. Au moment où la crise écologique risque de dévaster nos vies, l’argumentaire de Zapffe questionne la légitimité de l’être humain dans un essai qui fera date.
- Le Dernier messie de Peter Wessel Zapffe, traduit par Tom Holta Heide, Allia, 2023
Crédit photo : Portrait de Peter Wessel Zapffe (auteur inconnu)