Dans ce deuxième dialogue, Olivia Resenterra, écrivain, et Margaux Mérand, essayiste, tentent de décrire des féminités atypiques… sans s’inscrire dans une perspective féministe. La négation du maternel est-elle une négation du féminin ?
Olivia : J’ai relu dernièrement Sur la baie de Katherine Mansfield. Écrit en 1922, c’est décidément un grand texte de littérature et notamment pour ses saisissants portraits de femmes. Parmi eux, celui de Linda Burnell, une femme mariée déjà mère de trois petites filles qui vient d’avoir un nouvel enfant — cette fois, un garçon – m’interpelle particulièrement. Linda aime son époux (elle est presque désolée de l’admettre) mais sa vie consiste principalement à l’écouter, le soutenir, le consoler et à trembler de tomber à nouveau enceinte. Dans une scène frappante par son absence totale de sentimentalisme et son honnêteté déroutante flirtant parfois avec la cruauté, Mansfield nous fait comprendre le sentiment d’étrangeté que Linda ressent à l’égard de son bébé. S’en suit ce développement sans fard, mais sans haine non plus, des pensées de Linda au sujet de la maternité :
« Il était facile de dire que le lot commun à toutes les femmes était de faire des enfants, mais rien n’était plus faux. Elle, par exemple, pouvait prouver que ce n’était pas vrai. Elle était épuisée, terriblement affaiblie, n’avait plus aucun courage à cause de ses grossesses. Et cela était d’autant plus difficile à supporter qu’elle n’aimait pas ses enfants. Il était inutile de faire semblant. Même si elle en avait eu la force, elle n’aurait jamais pouponné ou joué avec ses petites filles. Non, c’était comme si elle avait été traversée par un souffle glacial à chacune de ces horribles épreuves. Elle n’avait plus aucune chaleur en elle à leur offrir. Et pour ce qui était du garçon… eh bien, grâce à Dieu, c’est sa mère qui se chargeait de lui. Il appartenait à sa mère, ou à Béryl — ou n’importe qui voulant de lui. Elle l’avait à peine pris dans ses bras. Il lui était tellement indifférent… »
Ici, Mansfield dit ce qu’aucun discours de surplomb, aucune théorie ou revendication ne pourrait esquisser : le désespoir sous-terrain et la solitude d’une femme qui n’aurait jamais voulu être mère et qui, loin de penser en termes de communauté de femmes (ce que font justement ceux qui pensent que toutes les femmes sont faites pour procréer), observe plutôt une individualité, ce que celle-ci ressent, avec la plus grande honnêteté imaginable. À mon sens, et contrairement à ce que l’on pourrait supposer, cette voix solitaire que Mansfield donne à Linda ne fait pas d’elle une victime et ce n’est pas un hasard si c’est la littérature qui s’en charge…
Margaux : Oui, je comprends ce que tu dis sur la littérature, et cette honnêteté brutale qui la caractérise, qui ne s’encombre pas de la perspective de donner au lecteur de « l’espoir ». C’est probablement ce qui caractérise les derniers romans de Philip Roth, comme Nemesis, Everyman, ou d’autres, dans lesquels une déchéance est simplement décrite, sans qu’il y ait la possibilité de la surmonter. La déchéance a le dernier mot – le roman lui rend à la limite un hommage, sorte d’oraison funèbre. Il dit : voilà les abîmes de douleur dans lesquels l’existence humaine peut sombrer ; c’est un fait qui mérite en tant que tel d’exister comme objet littéraire, sans que la littérature ait vocation à le sublimer. C’est aussi ce que j’aime dans la littérature de Houellebecq. L’écriture devient ce lieu où une chose désespérante peut être dite sans fard, et où, à la rigueur, le seul remède, s’il existe, est justement de pouvoir dire les choses sans les nier. Le soulagement est de se libérer du préjugé qui veut que l’existence soit forcément un combat pour tordre le cou à la réalité. Cette attitude littéraire est à mes yeux fondamentalement stoïcienne, et à ce titre, ce n’est pas un nihilisme. Ce n’est pas dénué de sagesse. Mais c’est une sagesse inaudible et anachronique : celle d’accepter une part irréductible d’impuissance. Les choses sont moins catastrophiques quand on cesse de les percevoir comme des erreurs ou des anomalies qu’il faudrait rectifier à la force de sa volonté. Donc, oui, je te rejoins : je ne crois pas que la voix du personnage soit celle d’une victime. Son honnêteté lui donne ce pouvoir paradoxal de ne pas rechercher obstinément la maîtrise là où elle n’existe pas. La littérature peut décrire, non les mythes personnels ou collectifs dont nos existences sont tissées, mais tout ce qui leur échappe.
Pour revenir au thème que tu évoques, ce serait intéressant de dire pourquoi une femme peut ne pas vouloir d’enfants… sans en faire un discours féministe, ni encore moins militant.
Il existe un militantisme féministe qui, lui, alerte sur la perte du sens sacré de la grossesse et de la maternité qui tendrait à devenir un outil de production comme un autre.
Olivia : On touche là, évidemment, à quelque chose de crucial : le trio maternité-féminité-féminisme ! D’autant qu’il existe un militantisme féministe qui, lui, alerte sur la perte du sens sacré de la grossesse et de la maternité qui tendrait à devenir un outil de production comme un autre. Je pense notamment à cette philosophe dont tu m’as parlé, Marianne Durano. Celle-ci écrit : « notre féminisme est intégral, parce que nous pensons qu’il faut transformer intégralement et radicalement les valeurs de notre société capitaliste, technocrate et concurrentielle, pour que les femmes puissent y trouver leur place sans avoir à se renier pour devenir des self-made men comme les autres ». Se renier, c’est-à-dire, renier notre corps féminin capable de donner la vie… Ce qui est assez drôle, c’est qu’à la fin des années 60, Germaine Greer (élevée en Australie dans la foi catholique, rappelons-le…) écrivait déjà dans son fameux The Female Eunuch que le véritable féminisme devait être révolutionnaire, anticapitaliste, et non une imitation des comportements dits « masculins », en réalité tout aussi aliénants pour l’homme que pour la femme. Greer déplorait que les féministes du début du XXe siècle, les suffragettes, soient restées, selon son expression, des « canaris en cage», alors même que la porte de la cage s’était soudainement ouverte… Pour Greer, la question de la libération de la femme devait passer par une critique en règle de tous les aspects de la féminité, y compriset surtout, la maternité ! Cinquante ans plus tard, un nouveau féminisme prévient de la prédation du capitalisme sur le corps féminin et sa capacité supposée sacrée à enfanter…
Margaux : Honnêtement, je n’ai pas lu Durano dans le détail, donc je ne veux pas m’aventurer dans une critique hâtive. Il me semble qu’il y a une idée intéressante : c’est que les femmes n’ont pas changé, biologiquement, par la magie des idées féministes, qu’elles sont donc restées inchangées de ce point de vue, qui leur donne une charge, des responsabilités que les hommes n’ont pas, ou pas au même degré. Les femmes auraient donc, en plus de leurs fonctions traditionnelles, l’injonction à être des travailleurs performants, et, en définitive, des travailleurs aussi aliénés que peuvent l’être les hommes. Cette ironie est bien réelle puisque, concrètement, une femme qui voudrait avoir une carrière et être mère se trouvera toujours face à plus de choix, de sacrifices, qu’un homme. Pour elle, les alternatives ne seront pas les mêmes – les « situations », dirait Sartre. Il est donc évident qu’adresser aux femmes la même injonction de briller par leur statut professionnel qu’aux hommes, d’être accomplies comme individus, tout en continuant à attendre d’elles implicitement les mêmes activités de mères, relève d’une farce. Farce d’autant plus cruelle qu’on leur fait haïr leur corps de femme, qui ne peut être perçu, dans cette conception, que comme une contrainte et un frein à leur épanouissement – le modèle de l’épanouissement étant masculin. Sur ça, il me semble que dire : mon corps ne vous appartient pas revient à dire qu’une femme n’a à se soumettre, ni à un impératif de productivité, ni à l’emprise du corps médical sur elle-même. Je crois que le propos de Durano consiste essentiellement à dire, dans la continuité de la pensée de Simone Weil, que tous les progrès techniques et scientifiques n’ont pas à être acclamés comme autant d’avancées morales. Et qu’une femme n’a pas à régler son existence d’après ce qu’il est convenu de considérer comme des dogmes médicaux et, plus largement, sociaux : la contraception serait forcément libératrice – alors qu’on connaît toutes les répercussions néfastes de la contraception sur le corps des femmes –, etc. Bien sûr, une femme doit pouvoir s’approprier son corps indépendamment de tels dogmes, et ne pas vivre la perspective de la maternité comme un échec ou un avilissement. Je crois que, de ce point de vue, il est sain que des voix se fassent entendre qui n’enseignent pas aux femmes à se mépriser, et à voir leur corps – leur fécondité – comme un danger.
Le problème, c’est que là comme ailleurs, on finit par tenir un discours prescripteur. Il y a un gouffre entre le fait de reconnaître un déterminisme biologique irréductible, ce que fait par exemple intelligemment Marguerite Stern et qui lui a valu d’être conspuée – notamment sur les questions de transsexualité – ; et celui d’expliquer tout de go que le destin de la femme, c’est la maternité. De même, on peut avoir d’excellences raisons de ne pas être mère sans en faire un motif de conversion universelle et prétendre que les femmes qui n’admettent pas ces raisons ont « intériorisé la violence sexiste ».
Peut-on, finalement, avoir une discussion non féministe sur la maternité ? Si telle femme ne veut pas d’enfants parce qu’elle est artiste et veut consacrer du temps à son œuvre, ce n’est pas en tant que femme qu’elle a fait ce choix. Ce n’est pas du féminisme. Ce que je veux dire par-là, c’est qu’il est devenu inimaginable d’engager des actions sans penser à soi-même comme homme ou femme, alors que, pour l’essentiel, de mon côté, je ne me suis pas sentie liée à ma féminité pendant des années. « Définir » la féminité a toujours été, davantage qu’une évidence pour moi, un véritable défi intellectuel. Je suis très heureuse de m’y coller – parce que ça existe et que je finis toujours m’intéresser à ce qui existe, surtout quand les idéologues le nient –, mais il y a peut-être une liberté à côté de laquelle on passe, ce faisant : celle de ne pas réfléchir avec les catégories héritées du féminisme. Exactement comme quelqu’un qui ne voudrait pas s’identifier à un statut de victime ou d’opprimé, et aurait encore la faiblesse de croire à quelque chose comme le libre-arbitre.
« Définir » la féminité a toujours été, davantage qu’une évidence pour moi, un véritable défi intellectuel. Je suis très heureuse de m’y coller – parce que ça existe et que je finis toujours m’intéresser à ce qui existe, surtout quand les idéologues le nient –, mais il y a peut-être une liberté à côté de laquelle on passe, ce faisant : celle de ne pas réfléchir avec les catégories héritées du féminisme.
Olivia : Tu veux dire que même avec l’arrivée des règles à l’adolescence et les changements physiques qui les accompagnent, tu n’as pas ressenti, même confusément, que ta vie serait désormais rythmée différemment que pendant ton enfance, en tant que fillette ? En ce qui me concerne, vers 13 ans, je me souviens très bien m’être dit : « mais alors, cela va être comme ça jusqu’à quand ? ». J’ai ressenti une sorte d’abattement – de fatalité même. Mais également quelque chose de l’ordre de la curiosité. La possibilité d’une observation sur le vif d’un état dont je serais à la fois le sujet et l’objet… Un point de vue idéal pour qui s’intéresse au réel, à ce qui existe, comme tu le dis.
Mais, je voudrais revenir sur les raisons d’être mère ou pas que tu évoques. Pour ma part, je suis persuadée que tout comme il n’y a pas de bonnes raisons à vouloir des enfants, il n’y en a pas non plus de bonnes à ne pas en vouloir. Je ne crois pas au pur discours rationnel dans ce domaine. Ni à ce qu’on aurait tendance à lui opposer, le soi-disant « désir d’enfant » … qui est simplement l’autre versant du discours rationnel, comme les deux visages de Janus. Ne pourrait-on pas sortir de cette opposition assez pauvre, finalement ? Je pencherais plutôt pour une dimension tragique de la maternité chez la femme, qui serait la même pour celles qui veulent des enfants et celles qui n’en veulent pas. Tragique en tant qu’elle détermine un point de tensions, une tentative d’articulation entre la matérialité d’un corps donné et mortel et la liberté de l’individu. Sachant que l’issue sera toujours la même : la mort. Car, pour moi, impossible d’échapper à ce constat : donner la vie, c’est donner la mort. C’est assez ultime comme position. Mais comment l’ignorer ? On finit tous de la même manière ! Il n’empêche que bien que nullipare (comme ce mot écorche l’oreille…) la maternité reste l’une des grandes interrogations de ma vie. Certainement pas comme un regret, mais comme un aiguillon, une zone de réflexion ultra-sensible et féconde – sans mauvais jeu de mots…
Margaux : Oui. Ça me rappelle les développements de Dorothée Legrand au sujet des anorexiques qui ne veulent pas manger, parce que manger, c’est accepter implicitement les mêmes processus organiques qui nous livrent à la mort. Le fait est que les anorexiques ont un fantasme puissant d’immortalité… Pour répondre à ta question : non, je ne me suis pas dit que l’arrivée des règles était douée d’une signification quelconque. J’étais sûrement dans une forme de déni du corps, en tout cas d’infériorisation du corps. Pour moi, c’était pénible, mais ça ne voulait rien dire quant à l’orientation de mon existence. Sur ton dernier point, j’ai moi aussi le sentiment de faire un cadeau empoisonné en donnant la vie. J’ai l’impression de livrer un être qui n’a rien demandé à d’infinies déceptions. Fondamentalement, c’est une espèce de désamour du genre humain, de misanthropie, qui fait que je ne suis pas encline à donner la vie. Je ne suis pas certaine que l’humanité soit douée d’une si grande valeur intrinsèque ; mieux : elle l’est, mais elle s’évertue tellement à saboter ce qui est noble en elle, que c’en est pire, à l’arrivée, que d’être simplement animal. Donc une féminité non maternelle, c’est peut-être une féminité qui n’accorde pas assez de valeur à l’existence, et qui renonce à voir dans l’enfant la possibilité d’un miracle. En clair, il me semble que c’est une position métaphysique, dérivée – si l’on veut la « psychologiser » – des rapports vécus mère-fille, et pas seulement le choix de « l’indépendance », encore moins de l’égoïsme. Je précise, car je n’aime pas les discours moralisateurs qui voient dans l’absence de désir d’enfant un individualisme forcené.
Olivia: Au demeurant, comment pourrait-on être accusé d’égoïsme vis-à-vis d’un être qui n’est pas né, qui n’existe tout simplement pas ? Cela m’échappe…
Margaux: En disant sans doute que ça consiste à condamner une autre vision que la sienne. En tout cas, il y a, de manière périphérique à la question de l’individualisme, d’autres raisons. Une sorte d’échec tenace du vouloir-vivre schopenhauerien.
Ce sont aussi les raisons qui apparaissent dans la clinique de l’anorexie mentale ! Les psychiatres diront souvent, surtout ceux qui sont conservateurs, qu’il y a un refus du féminin chez l’anorexique, un refus de la « passivité » (celle qui est nécessaire à l’acte sexuel comme à la grossesse). Moi je ne crois pas que les anorexiques refusent unilatéralement le « féminin ». Peut-être seulement une acception bien particulière du féminin, axée sur la maternité. Jacques Maître montre bien que certaines mystiques qui jeûnaient (inédie), entre autres formes de mortification pour participer à la Passion, le faisaient parfois pour échapper à leur destin de mère… et à leur mère, la fusion avec le Christ rompant le lien ombilical. Mais rejetaient-elles leur nature de « femmes » ? Il me semble que c’est comme « femmes » qu’elles développaient une relation toute particulière avec le Christ.
Olivia: Ah oui, la périphérie, la zone de trouble, de confusion : c’est dans ce territoire que se passent les choses les plus intéressantes, les moins récupérables idéologiquement, non ? Alors, explorons plus avant… Ce que tu dis des femmes anorexiques me pousse à me poser la question suivante : comment conçoivent-elles la beauté d’un corps de femme ? Veulent-elles un féminin « sec », comme tracé au crayon graphite, et non « humide ». Un féminin de l’esquisse, de la silhouette abstraite ? J’essaie de le penser en termes esthétiques, visuels. Qu’est-ce qu’un corps féminin beau pour elles ?
Margaux : Oui, intéressante question… C’est en effet plutôt une esquisse. Ce qui les angoisse, c’est moins le corps humide que le corps « mou », sans contours. Elles préfèrent les os, la fixité des os, à la malléabilité de la chair, qui s’étale, change de forme… Il y a quelque chose dans le changement (et de fait le corps de la femme est sujet à de nombreux changements) qui les effraie parce qu’elles ne savent pas qui elles sont, ou ont peur de l’être… Elles veulent s’identifier de manière rigide à une fixité. Et puis, on pourrait dire qu’esthétiquement, c’est une féminité androgyne qui les attire, une féminité qui joue toujours d’une certaine limite, partiellement transgressée, avec le masculin. N’être pas « que » femme, être un peu garçon. Une provocation de cet ordre.
Olivia : À la limite, cette peur du mou, du protéiforme, changeant donc inquiétant, pourrait venir des hommes eux-mêmes vis-à-vis de la femme. Cela fait écho au monumental Sexual Personae de l’essayiste américaine Camille Paglia. Elle y étudie l’articulation et la tension du couple apollinien-homme-ordre-loi / dionysien-femme-tellurique-imprévisible dans l’art et la culture occidentaux, et comment de l’outrage de cette limitation par l’incarnation dans le genre, l’imagination humaine a fait surgir l’androgynie. Qu’une femme anorexique puisse considérer cette dimension mystérieuse, chthonienne dirait Paglia, de son corps, comme un danger pour elle-même et ne jamais « s’y faire » est fascinant… En fait, en termes militaires, l’anorexie ressemblerait à du sabotage venu de l’intérieur. Non pas une désertion, mais bel et bien un acte de sabotage ultime.
On insiste beaucoup sur la peur des hommes d’être « enfermés », mais je crois que chez la femme, le réflexe d’auto-enfermement est très puissant,
Margaux : Marrant, car en te lisant j’ai d’abord cru qu’elle disait que c’était l’homme qui changeait de forme (au sens où son sexe change de forme…). Ensuite, je me suis aperçue qu’il s’agissait bien de la femme, imprévisible par nature. Oui, je pense qu’il y a ce paradoxe dans le féminin. Il est plus « sédentaire » que le masculin, adresse davantage une demande de sécurité ; en même temps, c’est comme s’il était toujours à contretemps sur son désir. Comme si la femme ne soupçonnait pas l’étendue de son désir, et que celui-ci, qu’elle cherchait à « épuiser » dans la demande de stabilité, lui revenait constamment à la figure. Là où les hommes ont plus de constance dans la conscience qu’ils ont de leur désir. On comprend donc que les femmes soient menaçantes pour les hommes : elles sont plus versatiles, plus sujettes à la duplicité, du fait de ce contretemps. On insiste beaucoup sur la peur des hommes d’être « enfermés », mais je crois que chez la femme, le réflexe d’auto-enfermement est très puissant, qui la livre à un conflit intérieur car elle a autant besoin de sécurité que de dynamisme dans la définition de son désir. Le désir est mouvant… Et là on rejoindrait cette idée d’androgynie ou de féminité ambiguë que les anorexiques cherchent à construire à travers leur corps maigre (corps maigre qui résiste à toute « grosseur » maternelle). C’est peut-être que les anorexiques ne veulent pas céder sur ce désir mouvant. La manière d’y parvenir est de ne jamais s’enfermer dans la mère.
Mais l’anorexie échoue, puisque la rigidité qui s’oppose à la mollesse empêche le mouvement. La liberté est toujours avortée dans la pathologie au profit d’une rigidité, d’une sclérose de ses propres élans… La guérison implique l’acceptation d’une zone d’incertitude : il ne s’agit pas seulement d’être soi mais d’accepter la dimension dialectique et dynamique de l’identité. Une rémission peut par ailleurs déboucher sur une grossesse désirée ! Mais elle peut aussi signifier : ne plus refuser au désir son imprévisibilité, ne plus voir dans ce désir un danger. De ce point de vue, il y a indéniablement une subversion de la féminité classique, qui trouve dans la maternité une réponse au danger.
Olivia : Dans la nouvelle Sur la baie, il y a justement un autre personnage féminin assez insaisissable qui dérange beaucoup les autres femmes de la petite colonie de vacanciers : Mrs Harry Kember. Celle-ci fume à la plage, se comporte comme un homme, passe son temps à se faire bronzer, n’a aucun talent domestique… et surtout, surtout : mariée à un homme extrêmement beau de 10 ans plus jeune qu’elle, elle n’a pas d’enfant. Mrs Kember a un seul mantra dans la vie : « je ne crois qu’aux jolies filles qui prennent du bon temps ». En d’autres termes, le plaisir est son seul guide. Son corps lui-même, long, maigre, tanné par le soleil, semble consumé par cette seule occupation. Il fascine et révulse toutes les autres femmes.
Mais je voudrais tenter quelque chose avec toi… On pourrait croire, en nous écoutant, qu’une féminité non maternelle existe uniquement par opposition, par refus. Et si on décidait de penser différemment, de la définir comme un acquiescement au néant constitutif de tout être humain (en tant qu’il est mortel), —néant d’autant plus en puissance chez la femme capable d’enfanter un autre néant ? De quelle création la femme serait-elle alors capable ? De quelle force ?
Margaux: Passionnant ça, cette idée d’acquiescement au néant constitutif de tout être. En fait, là aussi, je pense à l’anorexie. Car, dans celle-ci, ce qui est en jeu, c’est le besoin d’être en rapport avec le vide. Le vide (ou le « rien »), comme prélude à toute créativité. L’anorexique ne peut créer qu’à vide. Plutôt donc le vide qu’un plein angoissant, qui sera toujours un trop-plein – une intrusion. L’anorexique veut se dépouiller de toutes les puissances qui l’aliènent de l’intérieur. Dans l’acquiescement au néant que tu évoques, j’entends ça, cette possibilité d’embrasser le vide, qui est toujours un vide relatif, puisqu’il est vide de l’autre, de l’envahisseur, pour créer une chose expressive du soi, à partir du soi. Winnicott ne s’y trompe pas : c’est dans la créativité que le soi se découvre, existe (il n’existe aucune autre manière de le connaître). Il n’est pas difficile de voir que, dans la maternité, il y a de l’autre en soi. Les anorexiques aspirent peut-être à une féminité qui n’est pas définie par l’hospitalité du corps féminin – sa capacité d’accueillir l’autre en lui-même –, mais par la recherche du vide indispensable à la création. Cela ne vaut pas moins pour les hommes ; seulement, pour eux, la question ne se pose pas. Je dirais que le tragique que tu évoquais plus tôt est lié à la fatalité de cette question, chez la femme.
Olivia : Je vois de mon côté, une autre manière de considérer ce néant éminemment constitutif de la femme : ce serait non pas débuter quelque chose à partir de rien comme garantie de sa non-aliénation, mais justement continuer ce rien préexistant à tout individu, toute vie, l’accompagner comme on cherche la dissolution, la disparition dans un grand Tout que certains nomment Nature. Cela demande, le temps de son existence, une grande curiosité, une véritable disponibilité au réel, et ce, sans filet, sans aucune illusion d’être sauvée de quelque manière que ce soit. Ni spirituellement, ni matériellement. Je pense à ce passage de L’Amour fou, où Breton espère qu’un jour l’homme saura dépasser cette attitude hagarde qui consiste à passer de l’adoration à la crainte de la nature pour simplement y prendre part. C’est, à mon sens, la condition même de toute inventivité, de toute création : observer de quoi nous sommes faites pour avoir le courage d’en faire quelque chose. Même s’il y a de grande chances pour qu’à la fin, il ne reste rien. « Promenez-vous, lisez, écrivez, vivez comme le subtil Arétin voulait qu’on vécût en ce très bas monde qui n’a rien de suprême », écrivait Sade.
Margaux: Une sorte de mystique négative.