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Pour sa neuvième édition, le Prix Littéraire des Grandes Écoles récompense une maison d’édition qui n’est pas inconnue de Zone Critique ! Les Éditions du Soupirail nous offrent avec Le Goût des ruinesde Bernard Allays une méditation sur le regard à travers la lente errance de son narrateur, Simon libraire désinvolte dont l’existence se retrouve soudainement confrontée au suicide de Rose, son premier amour, ainsi qu’à la récurrente apparition de cadavres de chiens devant sa porte. 

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Le Goût des ruines est porté par son narrateur et protagoniste, Simon, libraire désinvolte et nonchalant dont l’existence se retrouve soudainement confrontée au suicide de Rose, son premier amour, ainsi qu’à la récurrente apparition de cadavres de chiens devant sa porte. Perdu au beau milieu d’une double intrigue policière entremêlée aux souvenirs du passé et à ses histoires d’amour, le narrateur n’a qu’une seule idée en tête : partir, disparaître. Peu à peu, Simon ferme ainsi sa librairie et prend ses distances avec les membres son entourage.

Derrière le motif du départ et du voyage, Le Goût des ruines nous invite à faire un voyage philosophique que viennent soutenir les citations des Champs de Castille d’Antonio Machado. Comme dans les textes du poète espagnol, la quête du héros paraît impossible, sans issue. C’est sans doute qu’elle réside avant tout dans le cheminement, dans le voyage même.

« Voyageur, le chemin

sont les traces de tes pas

c’est tout ; voyageur

il n’y a pas de chemin

le chemin se fait en marchant.

Le chemin se fait en marchant

et quand on tourne les yeux en arrière

on voit le sentier que jamais

on ne doit à nouveau fouler.

Voyageur, il n’est pas de chemin,

rien que des sillages sur la mer »

Champs de Castille, Antonio Machado

Le Goût des ruines n’est rien moins qu’une trajectoire, le récit d’une involution du regard, une certaine critique du libre arbitre encore, et par-dessus tout son illusion, ce fantasme de la maîtrise qui donne l’impression qu’on est en contrôle de ses pensées, sinon de ses désirs.

La quête du narrateur est, en effet, d’autant plus étrange, à première vue, qu’elle n’a aucun objet et ne paraît mener à rien. Pourtant, pendant ce chemin parcouru, cette longue route vers l’effacement, le narrateur décrit plusieurs rencontres marquantes, a priori sans lien avec la trame principale du récit. Les scènes de la rencontre avec le vieil homme sur un terrain vague, ou encore celle avec la petite fille muette sont particulièrement emblématiques, belles et saisissantes, elles sont autant de jalons au cours desquels la lente errance de Simon, dans un quotidien dont il est comme l’orphelin, trouve des fruits inattendus au milieu des ruines. Char disait que les « routes qui ne promettent pas le pays de leur destination sont les routes aimées » ; et si le carrefour est l’endroit où on ne s’arrête pas, Simon, au carrefour de son existence, n’est effectivement pas statique, son monde, en lente désagrégation, étant perpétuellement traversé de lumière, envahi de pénombre, travaillé de désirs en orbite autour du personnage. Le Goût des ruines n’est rien moins qu’une trajectoire, le récit d’une involution du regard, une certaine critique du libre arbitre encore, et par-dessus tout son illusion, ce fantasme de la maîtrise qui donne l’impression qu’on est en contrôle de ses pensées, sinon de ses désirs.

 Dans ce sillage, on peut interpréter le choix de ce beau titre comme la mise en exergue de l’attachement porté à des souvenirs, des événements éphémères qui ne reviendront jamais, mais qui restent néanmoins gravés pour l’éternité dans l’œuvre d’art, le monument que constitue le texte littéraire.

Désinvolture, heur de la rencontre hasardeuse, descriptions de paysages intemporels paraissent témoigner ensemble de l’importance conférée par le narrateur à la restitution poétique de l’expérience humaine, à la vie elle-même, en quelque sorte dans le sillage de la « vraie vie », la « vie réellement vécue » de Proust, ou encore la « vie vivante » (živaja žizn’) de Bounine. Le Goût des ruines s’attache ainsi à peindre la quête de l’essence même de la vie qui ne peut être exprimée véritablement que par la poésie, dans une saisie nouvelle du réel. Dans les jeux d’ombre et de lumière qui traversent le récit, comme un des cœurs battants du roman, s’établit ainsi cette pratique d’écriture, entre l’ontologie (« il est X ») et la poésie (« il y a Y »). Le Goût des ruines est l’avènement d’une proposition de ce monde, une proposition quant à une modalité possible de son habitation. Et c’est par son écriture d’une légèreté inattendue que se manifeste l’atmosphère douce-amère de cette fin d’un monde. Bernard Allays a l’écriture fine, d’une sobriété élégante, d’autant plus admirable qu’elle sonde avec une acuité remarquable la profondeur des sentiments dans lesquels se débattent les hommes ; cette mesure de la syntaxe qui est au service d’un certain tempo de l’existence. On reconnaît à ces phrases insaisissables, à ce style fuyant car si peu démonstratif, l’inclinaison sincère de la plume de Bernard Allays pour la beauté du ton, d’un naturel désarmant, d’un éclat discret quoique si charmant.

     Ce choix de l’effacement propre au narrateur du Goût des ruines rejoint sans doute une tendance propre à d’autres romans de la littérature française contemporaine tels que Le Garçon de Marcus Malte qui raconte également la disparition absolue de son héros au fin fond de l’Amérique latine comme s’il n’avait jamais existé. Philosophique et poétique, Le Goût des ruines propose une belle réflexion sur l’existence humaine, en travaillant les désirs empêchés, les amours contrariées et l’ambition pas vraiment rassasiée. Il s’agit en cela moins d’un roman de disparition que de redécouverte. Histoire d’un apaisement, d’une sortie du tumulte, de la surgie de la beauté dans la brouillonne vie alentour, le premier roman de Bernard Allays est une réponse délicate à un monde dont les ruines ne doivent pas désespérer, mais, murmure-t-il, être goûtées.

Marie-Ophélie Glénard & Louis Tisserand