Dans une habile fable moderne, le long d’une rivière de miel serbo-croate, Slobodan Despot nous livre dans son premier roman, Le miel, une réflexion poétique et intelligente sur les frontières, nos névroses, et un rapport à la nature qui se perd petit à petit.
Vera est herboriste. Tous les jours, dans son cabinet enfumé par la nicotine qu’elle consomme à l’excès, elle reçoit ses patients entre deux poignées de raisins secs. Dépressifs, anxieux, boulimiques, simplement fragiles, c’est un défilé d’âmes sensibles qui passe devant leur maître, avides de conseils et d’écoute. Alors elle écoute, donne des herbes à mâcher, des encens à sentir, du miel à savourer.
Quand Vera fait la connaissance de ce client qui, lui aussi, aime écouter, elle lui confie son récit, celui d’une simple bonne action au détour d’une autoroute.
Récit d’une rancœur
Le miel est tout d’abord le constat d’une rancœur, d’une colère sourde et tue, cachée dans le cœur de Vesko, le personnage principal. Cet homme bourru, simple et torturé à la fois, en veut au monde entier : il en veut à la politique, à la guerre, au pouvoir, de lui avoir, ainsi qu’à toute une population, enlevé la jouissance d’une terre qu’il croyait sienne. Le conflit serbo-croate qui a déchiré le territoire dans les années 1990 a ôté la sérénité de tout un peuple, réfugié dans des bastions citadins pour éviter les bains de sang. Il en veut au bloc communiste qui a cru pouvoir faire mieux, il en veut aux soldats qui se sont aveuglément battus pour une cause indéterminée. Il s’en veut surtout à lui-même, planqué, couard, parce qu’il ne vivra jamais l’excitation que procure la proximité de la mort. Il jalouse les morts, son propre frère qui a tout donné et tout perdu dans cette guerre atroce, mais qui a quelque chose à raconter.
Mais surtout, Vesko en veut à son père. Il enrage de cette figure paternelle, digne et silencieuse, devant laquelle il se recroqueville de honte. Il déteste ces courtes phrases sentencieuses assénées par cet homme calme que rien n’ébranle. Et lorsque son propre frère se réfugie chez lui après la fin du conflit en oubliant le paternel derrière, c’est au monde entier que Vesko s’en prend, forcé qu’il est maintenant de s’engager dans un périple dangereux pour aller cherche son père, sur un territoire où son accent et sa plaque d’immatriculation ne sont plus les bienvenus.
La valeur des frontières
Aidé par un étrange fonctionnaire des Nations-Unis, Vesko obtiendra facilement le moyen d’atteindre son père, le Vieux, en Krajina. Une voiture, des papiers et laissez-passer, tout lui est fourni sauf le courage d’achever cette mission. C’est tremblant de peur et de colère qu’il s’engage sur la route. Le road-trip pseudo-familial devient alors un récit à suspens : on tremble de savoir s’il arrivera au bout, s’il reviendra sain et sauf, avec son père ou seul. En réalité aucune embûche ne l’attend vraiment, mais par la mise en abîme de son aventure, le lecteur n’a d’autre choix que l’empathie. Il sent la peur couler dans le dos de Vesko à chaque tournant de route.
Tout se passera bien. Si la colère brûle dans le cœur de chaque citoyen, le sang a déjà trop coulé, et un homme parti à la recherche de son père dans une vieille bagnole n’intéresse personne. Pourtant Vesko craint, en permanence. Il craint les postes de douane et les lignes de frontières. Il craint intensément que ces démarcations humaines, artificielles, n’entravent son projet et même sa vie. Et on craint pour lui. C’est là le but de l’auteur : questionner les frontières, et la nécessité que nous ressentons de les dessiner, les définir, les protéger :
« La démarcation entre les deux Etats récemment créés n’était signalée que par une pancarte pompeuse et incongrue, qui semblait posée là dans le seul but de prouver que les frontières ne sont que des vues de l’esprit »
Et la nature dans tout ça ?
Vesko retrouvera son père. Imperturbable, le Vieux est resté sur son flanc de montagne, en Krajina, en compagnie de son âne et de ses abeilles. Le miel et la nature l’ont, malgré les bombes, protégé de tout assaut. Sereine, la figure paternelle, moins désespérée qu’on ne l’espérait, n’attendait même pas qu’on le sauve. Les retrouvailles avec son fils se passent dans un silence magistral, embarrassé, un silence qui dit « Je n’ai rien demandé ». Le bourdonnement des abeilles comble l’un et angoisse l’autre, pressé par le temps et sa propre présence dans un pays qui n’est plus le sien.
Pourtant, sans le vouloir, en le refusant même consciemment, Vesko va apprendre auprès de son père. Le chemin du retour sera long et lourd, chargé de bidons de miel que le Vieux n’a pas voulu abandonner.
Et c’est finalement la nature qui les sauvera tous. Face à la dignité bienfaitrice et généreuse de son père, aucun laissez-passer ne sera nécessaire sur le chemin du retour. Paralysé par la peur, Vesko verra son père créer devant eux un chemin droit et sans encombres par son sourire et sa simplicité. Des bidons de miel amoureusement conservés forceront l’amabilité des ennemis les plus réticents. Même Vera, en sauvant une dernière fois le Vieux de la rage de son propre fils, verra son commerce sauvé grâce au miel. Et puisqu’il faut finir la boucle, c’est au plus proche d’une famille retrouvée que le Vieux recréera ses ruches, imperturbable. Car si les frontières ont changé sous le joug des hommes et de leurs aspirations, la terre, elle, est restée la même : désintéressée, productive, toujours belle même après le passage des bombes.
Alors, pourquoi faut-il lire Le Miel ? Tout d’abord pour comprendre le conflit serbo-croate en quelques lignes, de l’intérieur
Alors, pourquoi faut-il lire Le Miel ? Tout d’abord pour comprendre le conflit serbo-croate en quelques lignes, de l’intérieur, grâce à des personnages certes fictifs mais dont la probable existence ne ferait aucun doute. L’auteur, lui-même d’origine serbo-croate, sait de quoi il parle. Ensuite pour cette mise en abîme d’un récit à la fois léger et profond, servi par une myriade de personnages passionnants : le narrateur, mystérieux mais présent, qui écoute le récit de Vera, l’herboriste éclairée, qui a elle-même forcé le passage à travers les angoisses de Vesko pour qu’il lui livre son histoire. Enfin, pour cette réflexion libre, fine et intelligente sur notre rapport à la terre, aux choses les plus simples qu’on oublie parfois de voir, offerte par l’auteur à travers une écriture précise, allant droit au but sans oublier sa poésie. Aussi brute que Vesko et aussi adroite que Vera, la plume de Slobodan Despot vous fera oublier pendant une centaine de pages votre fauteuil ou votre lit, pour vous emmener en voyage à travers les paysages magnifiques et bombardés d’un pays meurtri, sur fond de crise familiale.
- Le miel, Slobodan Despot, Gallimard, 2 janvier 2014, 13,90 euros.