Après Viviane Élisabeth Fauville, premier roman, salué par la critique, où une parisienne bourgeoise se trouve dans le face-à-face de la maternité et des affres de Paris, Julia Deck vient de publier en ce début d’année Le Triangle d’Hiver, ou l’errance à travers la France d’une séduisante prolétaire de province qui renonce à travailler, tente de survivre en suivant sa seule bonne étoile. Pari réussi par Julia Deck qui confirme ici son talent, dans ce second roman, à la fois intimiste et social.
Elle s’en va. Loin, ailleurs. En tout cas, n’importe où, pour fuir l’ennui de la Normandie, la banalité, la précarité, l’évidence désespérante de son sort. Ne plus revoir les conseillers sociaux qui lui disent : « Un cas difficile doublé d’une absence totale de motivation. » Essayer de changer de vie, totalement, cela commence par un changement de nom. Bérénice Beaurivage. Pour une femme qui lève les voiles pour accoster ailleurs, ça fait sens. Encore faut-il en avoir les moyens. Après avoir renoncé à travailler, la question se pose fondamentalement. Les rues du Havre ne lui proposent aucune réponse. Elle échoue dans un bar lounge, attend. Mais, Mademoiselle reste peu de temps seule. Un énième homme lui sort artificiellement le grand jeu, le temps d’un soir, une nouvelle fois. Un commercial, qui doit avoir de l’argent sur lui, ça fera l’affaire. Au moins de quoi aller jusqu’à Saint-Nazaire.
Après, encore et toujours, il lui faut improviser. Utiliser ses charmes et exploiter la libido des hommes : il serait bête de ne pas les employer dans ce monde phallocrate. Il ne lui est même pas nécessaire de basculer dans l’illégalité, n’importe quel libidineux cédera, elle obtiendra de lui ce qu’elle désire. Mais que désire-t-elle ? Elle l’ignore. Elle erre. Elle s’en va. Échoue à nouveau dans un bar. Peu de temps après, encore, un Inspecteur de navires lui sort le grand jeu. Peut-être pas artificiellement, pour une fois : celui-ci est peut-être le bon.
La violence du monde hiérarchisé, entre ceux qui participent au Système et ceux qui en sont exclus, est rendue avec une virtuosité rare.
Comme si toute histoire sentimentale pouvait être linéaire : s’agit-il encore d’avoir le luxe de s’attarder dans les sentiments alors que l’époque est concurrentielle. L’Inspecteur lui est dévoué mais il est également indépendant, mène sa carrière avec une régularité sans faille, assure sa place dans la société avec constance. C’est angoissant : Mademoiselle éprouve cette angoisse. D’autant plus qu’elle rencontre Blandine Lenoir, une connaissance indésirable, qui compte déjà parmi les amies de l’Inspecteur.
Le portrait d’une France en déliquescence
Ainsi se décline Le Triangle d’Hiver, le long duquel nous suivons Mademoiselle et l’Inspecteur, couple dysfonctionnel qui traverse la France jusqu’à Marseille, Paris, passant par Vitrolles, Montélimar… Et le Havre, le mal-nommé, bouclant seulement en apparence la boucle d’une quête de soi prolongée à l’infini. Julia Deck fait le portrait d’une femme égarée dans la société et à ses propres yeux, en marge des actifs aux parcours assurés et prétentieux, les nerfs chauffés à blanc par cette époque individualiste qui lui ferme toutes les portes, si elle ne se sacrifie pas, corps et âme. Portrait d’une France en déliquescence, figée dans sa décrépitude, ses certitudes obsolètes, ses beautés momifiées en ses seuls musées et à travers ses sempiternels paysages. La violence du monde hiérarchisé, entre ceux qui participent au Système et ceux qui en sont exclus, est rendue avec une virtuosité rare. Le talent de Julia Deck sait renvoyait, durant notre lecture, le reflet d’un monde où l’hédonisme s’allie à la solitude :
« Mademoiselle connaît toutes les étapes des processus de recrutement. Aux entretiens, elle explique en général Je suis autodidacte, j’apprends très vite et j’aimerais beaucoup mettre mon enthousiasme au service de votre entreprise. (Il retire une bretelle de sa salopette.) Souvent elle craint d’en rajouter, mais c’est invariablement la réponse espérée par les directeurs du personnel, qui manifeste son désir de bien faire et sa grande faculté d’adaptation. ( Elle défait les boutons métalliques retenant aux hanches la salopette.) Ensuite elle se trouve affectée à une grande surface alimentaire, un commerce de détail, emballant des produits ou manipulant de l’argent qui jamais n’atterrit dans sa poche parce qu’à la fin de la journée, il faut faire la caisse, et qu’elle met un point d’honneur à présenter des sommes exactes jusqu’au moindre centime. (Elle prend appui sur le bord du carton.) Elle a aussi travaillé dans des bureaux, devant un ordinateur où du matin au soir il fallait entrer des données, vérifier des données, imprimer des données, à midi déjeuner avec des collègues qui tous possédaient en lointaine banlieue des maisons neuves acquises à la faveur de vertigineux crédits. (Elle ferme les yeux.) Mais elle n’aimait pas les bureaux, leurs angles qui entravaient les gestes, leur mobilier auquel il fallait se soumettre sans protester. (Son nez plonge dans le ventre mou.) Elle ne se rappelle pas quand elle a cessé d’y travailler, elle se souvient seulement de la stupeur, de l’hébétude qui résultaient des journées passées devant l’écran, le front levé uniquement pour consulter l’horloge murale où les aiguilles refusaient d’avancer, le cadran à gros chiffres où elle s’égarait après avoir constaté qu’il restait encore trois heures, deux heures, une heure, une minute, et que cette minute était de trop. »
- Le Triangle d’Hiver, Julia Deck, ÉditionsdeMinuit, 175 p., 14 euros, septembre 2014.
Tarik Otmani