L’heure et le temps sont les questions qui intéressent Pascal Quignard, dans cet ouvrage entre l’essai et la narration. Qu’est-ce qui attend son heure, retarde, s’avance de l’avenir vers le passé ? Qu’est-ce que le temps de l’amour ? Le temps est-il cyclique, linéaire, ouvert ou clos ? Dans Les heures heureuses, l’auteur développe ces questionnements dans l’écriture singulière qui lui est propre, au croisement de l’autofiction, de la poésie, des récits de micro-histoire.
Expérience et conditionnement d’expérience, notre temporalité constitue la question en clé de voûte de ce livre qui, à l’instar des tomes précédents, se déploie en ramifications par bribes de récits, citations et souvenirs, pris pour pistes poétiques-réflexives.
Dates et heures s’opposent, dans notre expérience dédoublée du temps. L’une s’entoure d’instruments comptables : horloges, annales, arbres généalogiques et numérotation d’une Histoire qui pourtant, échappe inévitablement aux chiffres. Elle y échappe parce que les heures outrepassent et déploient notre temps dans l’heureux monde de la vie sensible. Que les objets voisinent avec les entités divines de divers lieux et époques est devenu, au fil du Dernier Royaume, un point de départ essentiel pour l’écriture. Les fata, Horâï ou Parques nouent les destins, pendant que l’artiste à toute période de notre histoire se laisse attirer par elles et cherche à les présenter en langage et en image. S’ouvre alors l’histoire du paysage et du visage, comme visions du fuyant et du perdu. Entre les pages surgissent des images fascinantes, saisies par les mots. Par leur intermédiaire, le lecteur plonge son regard dans les Riches Heures du duc de Berry, y remarque des détails inconnus puis rencontre le duc lui même, dans son palais de Bourges. Alors le Livre d’Heures s’oppose au calendrier julien. Le temps des saisons est aussi celui de la génération et de l’éternel retour, du défunt dans le nouveau-né. L’auteur, dès lors, écrit en suivant ces cycles mémoriels, ces retours du passé, ces fantômes revenants : de chapitre en chapitre, l’écriture accueille et recueille une mémoire collective et personnelle, toutes deux mêlées dans une prose tantôt introspective, tantôt commentative, toujours herméneutique.
Aux « Revenants d’un irréalisable revenir »
Sans renoncer aux sauts et gambades, allongeails et autres effets d’éparpillement dont il rythme sa prose, Quignard écrit aussi selon une composition en trame. Elle n’est pas achevée mais suivie et à suivre. Depuis le premier tome de Dernier Royaume, ses principaux motifs y sont apparus, répétés et déclinés : la naissance et la mort, le temps, la parole et l’image, le souvenir entretiennent de la sorte un intime voisinage. Le lecteur se souvient de la lettre écrite dans L’Enfant d’Ingolstadt et L’Homme aux trois lettres ; du silence, dans Vie secrète ; au-delà du Dernier Royaume, de l’image dans Terrasse à Rome – pour ne citer que quelques titres de cette vaste écriture mémorielle où, souvent, le je s’efface. S’il se montre, c’est moins en tant qu’instance auctoriale que porteuse de mémoire, chambre d’écho de vies multiples faites de voyages, fictions, démultiplications de soi. Lecture et écriture tournoient et s’entremêlent en une parole, celle qui nous hante et déploie ses mythes sur l’origine des temps, celle qui résonne en nous dès notre venue au monde.
Une œuvre cryptographe
D’où des titres tels que celui-là, que l’on rencontre dans Les heures heureuses : « La littérature comme cryptographie ». « Littérature » s’entendant, chez Quignard, comme processus de lecture écriture-remémoration en permanente activité de retour sur soi et de progression vers l’avant, vers les pages suivantes, vers l’inconnu du dire. L’auteur fait voir le langage dans sa faille entre mémoire et oubli, monstration et occultation, creuset de connaissance et nébuleuse d’énigmes. S’entendant en retour sur soi, quitte à revenir sur des écrits passés et leur réception. Dans Les heures heureuses, Quignard revient sur ses Petits traités et sur ce point aveugle qui a donné lieu à leur rédaction : une date, 1640.
À l’issue de la lecture subsiste, compagnons de voyage, une galerie de personnages connus ou non, convoqués par citations, narrations, mémoires fictives ou réelles qui hantent la parole écrite jusqu’à son dernier mot : « l’inoubliable »
Comme celle de Bach, l’œuvre de cet écrivain est « anachronique ». Il y revient sur des hantises et fait du livre un tombeau. Traversé de la mémoire des siècles, des mots écrits à maintes époques différentes, Les Heures heureuses abrite aussi des deuils et l’heure apparaît dans tout ce qu’elle comprend de déjà disparu. Pourtant : « j’ai eu l’heur de vivre », écrit l’auteur qui, par un si léger déplacement, passe de l’heure à l’heur et de l’heur au bonheur. « Bon heur : bonne pioche. »
À l’issue de la lecture subsiste, compagnons de voyage, une galerie de personnages connus ou non, convoqués par citations, narrations, mémoires fictives ou réelles qui hantent la parole écrite jusqu’à son dernier mot : « l’inoubliable ». Nouvelle clé de lecture, donc : écrire, c’est faire revivre les morts, convoquer les temps non-présents, laisser leur trace avec la sienne. C’est poursuivre la lancée d’une élucidation de plus en plus nourrie de mystères, que ne clôt pas ce douzième tome du Dernier Royaume. Bien au contraire, Les heures heureuses tournent et retournent en de nouveaux sens les questions ouvertes au fil des livres précédents (à moins que ce Dernier Royaume ne soit en vérité qu’un seul et même livre, continu et écrit, par variations, à la manière d’une fugue) et déploient les mystères que, livre après livre, l’écriture ne sait résoudre.
- Les heures heureuses, Pascal Quignard, Albin Michel, 2023.
Crédit photo : Pascal Quignard / © France Culture – Jean-Pierre Dalbéra