Denise Maisse connaît toute la vie de son père. Il lui manque cependant quelques informations sur une parcelle de vie. Sur une année. L’année 1985. Une période pendant laquelle Patrice Maisse a disparu du foyer familial. C’était un jeune comédien talentueux des années 70’. Il tourne à l’époque, sous la houlette de Jean-Luc Godard, une simple publicité. Denise enquête sur cette mystérieuse année 85, un vide existentiel dans l’histoire de son père. Ses recherches reposent sur les témoignages d’un ami de l’époque, Gérard Rambert. Ce dernier a vécu cette année là avec Patrice Maisse dans une secte, crée par un gourou prénommé Lucien, dont la mission officielle était la lutte contre la toxicomanie. Denise découvre un autre costume endossé par son acteur de père: l’addiction à la drogue.
D’une manière générale, le roman d’Anne Berest aborde la nécessité de représenter l’homme à travers l’artifice de ses divers costumes.
Le costume est tout d’abord un moyen littéraire de décrire une époque, voire plusieurs. L’habillement survit aux hommes d’un temps. «Pour faire revivre «Monsieur Dame» Patrice Maisse se fabriquait, une coiffure garçonne Années folles qu’il plaquait consciencieusement au Pento». A travers le souvenir de l’application capillaire du père, la mémoire des années 20 renaît. Une décennie du XXe siècle qui a donné toute sa valeur au costume, ne serait-ce que grâce aux plumes de la plus parisienne des Américaines, Joséphine Baker, dansant le charleston. La tenue compose le stéréotype qui forme la conscience d’une époque. Patrice Maisse, si l’on en croit les descriptions de Matilda, la mère de Denise, interrogée par sa fille, c’était un «beau mec. Un type qui, en 1960, portait des jeans, des T-shirts, en coton blanc, des Ray-Ban». Le costume s’imprègne alors de l’influence américaine, et de l’avènement de la société de consommation: la marque prend le pas sur l’habit. A travers les costumes de son père, Denise propose au lecteur un voyage dans le siècle (années 20, 60, 70, 80).
L’artifice du costume permet les rapports humains. La relation à l’autre refuse toute nudité, accepte tout costume, masque ou maquillage. Cette idée est reprise dans un dialogue entre Denise et un photographe, épris d’art giratoire (c’est-à-dire de la photographie des ronds-points), qu’elle assiste sur les routes pendant quelques jours. «Vous maquillez donc votre pensée, n’est-ce-pas. Vous l’arrangez de l’artifice du mensonge, pour ne pas blesser le garçon. C’est le principe de la vie sociale, non? Sans artifice, pas de civilisation.» La sincère subjectivité de l’un exposée directement à l’autre est violente. Présenter l’intégralité de son individualité c’est nier l’autre. Les hommes ne peuvent vivre ensemble qu’à travers des médiations et des artifices dont fait partie le costume. De plus, l’artifice du costume est une manière de protéger la nature sincère de l’individu du monde extérieur.
Le costume devient alors un biais nécessaire pour atteindre la personnalité d’un individu. Ce mode de perception est immédiat pour le photographe de Denise: «les ongles et les chaussures. Et je sais immédiatement à qui j’ai affaire.» Connaître un personnage, c’est savoir lire son costume. Anne Bérest s’est peut-être inspirée de François Mauriac: «dis moi ce que tu portes et je te dirai qui tu es.» De ce fait, l’apparence donnée par le costume, l’image renvoyée par le masque, priment sur la réalité qu’elle cachent. La légende de l’acteur Patrice Maisse, à qui Louis Aragon prédisait «un avenir à la hauteur de sa beauté» dans les années 70 a plus de valeur que sa réalité de toxicomane dans les années 80. «Qu’importait de vivre véritablement les choses, si on pouvait jouir de leur légende». Le masque est plus vivant que le masqué. Le costume est plus représentatif que la personnalité du personnage, au prix de dévitaliser ce dernier, d’en faire un type comme Denise dans certains passages: «Denise, avec son grand corps de pantin désarticulé, son tatouage de vierge marie, était l’héroine kitsh». Le corps de la protagoniste des Patriarches devient un costume portable dans d’autres oeuvres. La littérature, au même titre que les relations sociales, est un jeu de rôles, de masques et de costumes.
Le roman d’Anne Bérest, racontant l’enquête d’une fille sur le vrai visage de son père, propose de questionner la nature humaine par le biais des costumes et des masques qui l’exposent au monde, et notamment la figure patriarcale.
Les Patriarches, Anne Berest, 2012, Grasset, 380 pages, 18 euros