Dans la droite ligne de son travail sur les contes d’Andersen ou sur Ovide et Shakespeare avec Songes et Métamorphoses, Guillaume Vincent propose une création inspirée des Mille et une Nuits, qui rend la part belle au plaisir du conteur et à la grande liberté de ton du texte.
Quoi de plus essentiel que ce conte, qui dit l’urgence de raconter des histoires pour ne pas mourir ? Et quoi de plus proche du destin d’un artiste, comme le formule Guillaume Vincent dans un entretien avec Daniel Loayza, que cette suspension continue à l’attention de son auditoire, à sa lassitude et son plaisir ? Dans cette œuvre-monde, on le sait, Schéhérazade raconte chaque soir au sultan Shahriar une nouvelle histoire et chaque fois il répugne à lui couper la tête, impatient qu’il est d’entendre d’autres contes. Avec Schéhérazade s’est arrêté le massacre des jeunes vierges du pays, chacune décapitée après une nuit passée avec le sultan, pour assouvir son désir de vengeance : mortifié de l’infidélité de sa femme, le sultan veut ainsi s’assurer qu’aucune femme ne le trahira plus jamais. La mise en scène ne fait pas l’impasse sur cette violence primitive, et Guillaume Vincent réussit à allier le décalage parodique et l’horreur, d’autant plus grande peut-être, dans la première scène très impressionnante du spectacle. On ne renie pas la part du sang dans ces contes fondés, il faut bien le dire, sur la cruauté et la domination du désir masculin. Mais c’est pour consacrer d’autant plus royalement la puissance indomptable du féminin : ce n’est pas dans les histoires de Schéhérazade que le sultan va pouvoir être rassuré sur la violence du désir des femmes ! Au contraire : fortes, dominantes, passionnées, elles nomment leur désir et exigent satisfaction, échappent à leurs bourreaux ou se jouent d’eux. Et au bout de mille et une nuits, contre toute attente, Shahriar est sauvé.
Dans le labyrinthe
Guillaume Vincent a choisi de garder une douzaine de contes issus du recueil, qu’il emboîte les uns dans les autres dans une dramaturgie à tiroirs plutôt fine où se joue un système d’échos efficace
Jamais la production de fiction n’a été autant mise en avant comme nécessaire et vitale : une manière de suspendre la barbarie par les charmes de l’imagination, et aussi de guérir le mal par le mal. En affrontant les profondeurs redoutées du désir féminin, Shahriar sera guéri de son humiliation. Une vraie catharsis donc, et pour nous, le plaisir jouissif d’une narration labyrinthique où chaque conte s’ouvre sur un autre conte où d’autres personnages réclament encore qu’on leur raconte des histoires sous peine de mise à mort. Dans ce dédale de mondes qui s’ouvrent les uns après les autres, on ne s’étonne plus que Shahriar se perde jusqu’au matin et en oublie ses idées meurtrières. Fascinés nous sommes, nous aussi, devant la malle aux trésors : chaque cicatrice, chaque objet recèle en soi une histoire digne d’être écoutée, pour peu que nous ayons le temps de l’entendre – toute la nuit, au fond… Guillaume Vincent a choisi de garder une douzaine de contes issus du recueil, qu’il emboîte les uns dans les autres dans une dramaturgie à tiroirs plutôt fine où se joue un système d’échos efficace : le motif des trois sœurs qui « vivent sans hommes » se décline tout le long du spectacle, avec l’élément perturbateur de l’intrus amoureux. Les secrets de la première partie peuvent ainsi se déployer avec tout leur éclat sombre dans la deuxième partie plus mélancolique. Et si celle-ci s’égare un peu dans le développement d’un personnage dont on ne sait plus bien s’il joue, s’il rêve, et à quel monde il appartient, le spectacle finit tout de même par retomber sur ses pieds.
Le kitsch et la merveille
Guillaume Vincent ne redoute pas de s’enfoncer parfois franchement dans le kitsch, avec une scénographie de paillettes, de strass et de rideaux colorés, des nuits étoilées en tulle de cabaret et des génies-peluches ; mais tout cela sans oublier la petite scène de fortune où raconter toutes les histoires, jouer tous les rôles, et ses portes qui s’ouvrent toujours mystérieusement sur l’horreur ou la merveille, dans un renouvellement toujours ludique des manières de raconter. Peut-être que c’est ce qui m’a séduite au fond si complètement dans le spectacle : aller à fond dans la recherche de l’émerveillement, la merveille, avec son lot de carton-pâte et de trucages grossiers, ne pas négliger les effets et nous amuser comme des petits enfants sans pour autant perdre – et c’est un tour de force – la poésie, la beauté pure, la tragédie de certains passages. Au fond, les Mille et une nuits sont tout cela : derrière l’énormité et le grotesque parfois, comme cette fable où un homme gaspille ses trois vœux auprès d’un génie en cédant au désir de sa femme de faire grossir démesurément son sexe, il y a aussi le corps splendide de la femme et ses mille noms, le désir tu et retenu qui fait mourir, les secrets inviolables, le deuil, la violence de l’amour. Et si la troupe s’amuse de commentaires et de petits moments de cabotinage, ils cèdent sans problème la place à des tirades amoureuses soutenues par le chant arabe et le murmure de l’oud dans un coin de la scène, dans la plus pure tradition de la récitation poétique. Aucun tabou dans cette œuvre qui traverse tous les genres, tous les fantasmes : en se l’appropriant, Guillaume Vincent nous enchante, dans le sens le plus naïf et utopique du terme.
- Les Mille et Une Nuits, création de Guillaume Vincent, très librement inspirée des Mille et Une Nuits – au théâtre de l’Odéon jusqu’au 8 décembre.