(© Perry Tak)
(© Perry Tak)

Toute l’équipe de Zone Critique vous souhaite une merveilleuse année 2017 ! Pour commencer cette nouvelle année en beauté, place à la littérature avec une nouvelle inédite : L’immeuble rose de la rue Lagrange, par Yann Solle. 

I

C’est toujours la même odeur qui me heurte la même odeur qui m’emplit les narines

la même odeur qui m’écœure

la même odeur brutale et absolue

j’ignore quelle est cette odeur, d’où elle vient et pourquoi elle s’impose à moi avec pareille vigueur chaque fois que j’arpente cette rue

c’est une odeur indéfinissable ­ non qu’il soit aisé d’isoler une odeur d’une autre dans la litanie de vapeurs fétides que charrie le vent dans les rues de cette ville

mais cette odeur est singulière ; je ne sais dire si elle est bonne ou mauvaise, forte ou docile.

Le soleil luit haut dans un ciel pommelé, l’atmosphère est pesante la rue fourmille de centaines de passants

des touristes, des étudiants, des jeunes filles, des enfants des anonymes.

Où vont-ils ? Que pensent-ils ?

Que se disent-ils ?

La sentent-ils, eux aussi, cette odeur ? La perçoivent-ils comme je la perçois ? Se trouve-t-il seulement deux individus pour percevoir une odeur exactement de la même manière ? Le calcul des probabilités pertinentes serait bien fastidieux et il est évident que ce qui suit n’est pas qu’une simple affaire de nez.

Cette odeur est bien plus qu’une odeur ­ cette odeur est une émotion

un souvenir.

II

Peut-être flottait-elle déjà cette odeur

ce jour-là.

Mais je ne me souviens pas l’avoir jamais sentie auparavant, ni dans cette rue ni ailleurs

d’ailleurs, il est temps de dire que cette rue est la rue Lagrange on me l’a dite nommée d’après un mathématicien

­ ce n’est pas du tout le sujet mais, au lycée, je détestais les mathématiques.

C’était donc rue Lagrange, par une douce après-midi de juin. Je ne sais ni d’où je venais ni où j’allais ­ qu’il me soit permis de confesser que cette phrase fait partie des trop nombreuses phrases que j’écris mécaniquement, par pure convenance littéraire

bien sûr que je sais d’où je venais : je m’en venais d’une étouffante bibliothèque universitaire, où j’étais enfin venu à bout d’un amas de travail obscène

bien sûr que je sais où j’allais : je m’en allais chiner des livres d’occasion sur les quais de la Seine.

Et j’allais ainsi paisiblement mon chemin quand je la vis.

III

Elle sortait de cet immeuble ­ le n°5 ­

que je ne laisse jamais de louanger chaque fois que je passe dans cette rue

est-ce pour sa couleur insolite

ou pour la charmante librairie qui occupe son rez-de-chaussée ? ­ on me dira : qu’est-ce qu’une librairie de plus à Paris, quand même l’on y proposerait des estampes ?

Cet immeuble trône dans une rue nommée d’après un mathématicien, il est une identité remarquable, et j’en suis toqué

Il est une étonnante singularité

coincée entre deux mastodontes haussmanniens à verrière

de la plus affligeante banalité

il impose sa façade régulière

sa porte mauve et sa chaude couleur

son rose généreux, enfantin et sucré, qui tranche sans concessions avec la régularité ambiante du beige, sa froideur.

Et comme si tant de beauté ne se suffisait pas à elle-même c’est de cet immeuble-là

l’immeuble rose de la rue Lagrange

l’immeuble rose au n°5 de la rue Lagrange dans le cinquième arrondissement de Paris ­ la précision est mère de toutes les vertus ­

que je vis sortir ce qui était, sans doute aucun, la plus accomplie des créatures féminines de Dieu.

Disons-le dès l’abord : toute tentative de description physique serait vaine. À peine l’aurais-je proposée qu’aussitôt elle tomberait en désuétude. Du reste, il est de ma plus profonde conviction que je ne parviendrai pas à lui rendre justice par le truchement des mots. Non pas que je n’aie pas confiance dans le pouvoir des mots. Au contraire. Je m’en fais de solides alliés au quotidien, des armes redoutables et redoutées. Mais pour remarquables qu’ils soient ­ qu’il me soit pardonné de flatter ainsi mon égo ­ mes mots ne sont jamais qu’issus de ma conscience d’homme ; ils sont aussi limités que je le suis moi-même.

Je me refuse à prendre le risque d’affadir la beauté qui peuple mes souvenirs

elle doit demeurer ainsi qu’elle est

irréductible

plénière.

Je me confinerai au convenu en disant qu’elle était belle

qu’elle était élégamment vêtue ­ une robe en dentelle blanche, une veste en tweed marron, des derbys fauves à talons hauts ­

et qu’elle sortait de cet immeuble

l’immeuble rose au n°5 de la rue Lagrange dans le cinquième arrondissement de Paris.

IV

Je me dis alors : je dois la suivre ! Et sans hésitation, je la suivis.

Que l’on se rassure : en règle générale, je ne suis pas du genre à suivre les belles inconnues dans la rue

mais il était impératif que je la suivisse

cette nécessité allait bien au-delà de ce qu’il était en ma capacité de maîtriser

j’y obéis sans l’ombre d’une résistance.

Elle marchait à un rythme alerte

décidé

chacun de ses pas faisait saillir les muscles de ses cuisses fines je me maintenais à distance prudente

elle répondit à un coup de fil

j’étais suffisamment près d’elle pour m’informer du contenu de sa con-versation, mais je n’entendis pas l’ombre d’un son

­ je réalisai soudain qu’il y avait un moment déjà que je n’entendais plus rien autour de moi, comme si mon ouïe avait d’elle-même décidé de renoncer à ses privilèges et de prendre fait et cause pour ma vue.

Je l’ai suivie partout, c’est un miracle qu’elle ne se soit rendu compte de rien

­ peut-être ai-je des dons insoupçonnés pour la filature ? ou alors l’a-t-elle remarqué et s’en est amusée ?

Mystère.

Je me suis assis à la même terrasse de café qu’elle, boulevard Saint-

Germain. Je l’ai regardée bavarder avec une amie en buvant deux pintes d’une bière infecte, en allumant chaque cigarette avec le mégot de la précédente

­ il m’a semblé avoir déjà aperçu cette amie quelque part, mais où ?

Deux heures plus tard, elles se levèrent, moi aussi je marchai dans leur sillage jusqu’au métropolitain

et, de sorte que nos regards n’eussent à se croiser, dans la rame, je m’installai sur un strapontin

il était vingt heures et demie ­ une demi-heure encore, et tout serait permis.

Le périple se poursuivit dans le Marais

elles s’engouffrèrent dans l’un de ces endroits prétentieux qu’il ne me viendrait jamais à l’idée de fréquenter

d’autres amis les attendaient là d’autres gens jeunes et jolis

et que font les gens jeunes et jolis un samedi soir dans le Marais ? Ils boivent sans frein, toute la nuit, jusqu’à ce qu’au matin, leurs visages aient perdu toute trace de jeunesse et de joliesse.

Je bus moi aussi

je reçus quelques coups d’œil suspicieux ­ c’est toujours louche un type qui boit tout seul dans un bar bondé

elle était trop absorbée par ses conversations

pour m’accorder la moindre attention ­ c’était mieux ainsi.

Plus tard dans la soirée, le pire parut se produire nous nous croisâmes à la porte des toilettes

elle se planta devant moi et m’observa longuement en plissant des yeux pendant ce qui me sembla durer une éternité

je crus alors, le cœur galopant, qu’elle m’avait démasqué qu’elle allait prendre peur

ou piquer une colère noire m’abreuver d’un tombereau d’injures ameuter la foule

alerter la sécurité

et je me ferais tabasser comme un plâtre ­ comme le criminel sexuel potentiel qu’elle m’accuserait d’être ­

et balancer sur le trottoir comme un vulgaire sac-poubelle…

Mais elle éclata simplement d’un rire cristallin, s’approcha de moi, m’étreignit et me déposa un baiser sur la joue droite

puis s’en fut

aussi simplement qu’elle était venue

se noyer dans la foule mouvante et drue.

Peut-être qu’elle m’avait trouvé beau !

Ou simplement qu’elle était bourrée.

Pour la première fois depuis le début de la soirée, au milieu des lumières rouges vertes et bleues, je me demandai ce que je faisais là

j’eus envie de m’évader j’enfilai mes écouteurs

une chanson au hasard, dont le titre m’échappe ces paroles :

Drink up baby, stay up all night

But the things you could do, you won’t but you might

The potential you’ll be, that you’ll never see

The promises you’ll only make

et le reste demeure confus ainsi que le reste

la fin de la nuit.

Au petit matin, les deux amies, saoules comme des polonaises, entreprirent de regagner leurs domiciles

étant moi-même passablement grisé, j’aurais dû en faire de même, mais je décidai de continuer à les suivre

elles sautèrent dans le premier taxi venu

par extraordinaire, je réussis à en trouver un dans la foulée

je n’aurais jamais cru que je dirai un jour, comme dans un de mes films préférés :

­ Suivez ce taxi, s’il vous plait !

Dans l’habitacle roucoulait une interprétation épurée de l’aria de Dalila, « Mon cœur s’ouvre à ta voix », piano et voix uniquement

une voix incertaine par moments, au phrasé inégal, mais qui dégageait bien plus de puissance et de personnalité qu’aucune de celles que j’ai pu entendre chanter ces mots ­ en particulier celle de ce moineau aphone de Maria Callas

mais mes pensées me réclamaient ailleurs

car ­ déjà ! ­ nous étions parvenus rue Lagrange nous ralentîmes

et je n’eus que le temps de la voir s’extirper du taxi, faire un signe de la main à l’amie et tituber légèrement sur le trottoir, avant d’ouvrir et de refermer sur elle la petite porte mauve de l’immeuble rose de la rue Lagrange.

Et ainsi, elle avait disparu.

Je demeurai pétrifié sur ma banquette arrière quiet et stupide

prisonnier d’un moment âpre un instant douloureux

­ une insurmontable

chute solitaire.

Dans un serrement de cœur, je me résolus à dire au chauffeur :

­ Partons.

V

C’est toujours la même odeur qui me parasite les sens

la même odeur

qui me travaille le cœur

­ sans doute s’agit-il d’une odeur que j’ai sentie ce jour entre tous maudit

où la porte de l’immeuble rose de la rue Lagrange s’est à jamais refermée sur l’éphémère sujet de mon désir inaltérable

éphémère inoubliable.