Dans son deuxième roman, GPS, paru aux éditions P.O.L, l’autrice et réalisatrice Lucie Rico poursuit de décrire, avec un regard aussi mordant qu’étrange, notre monde et notre existence envahis par le numérique, en proie à la déshumanisation et au chaos. 

Pourquoi écrire ? Cette question en apparence simple, banale semble pourtant animer, justifier peut-être même, les aspirations de Lucie Rico comme celles de ses protagonistes. Elle était déjà ainsi au cœur de son premier roman paru en 2020, le surprenant Chant du poulet sous vide

Paule y revenait dans la ferme familiale, celle de son enfance, à la mort de sa mère qui élevait des poulets. Prise d’une soudaine passion pour ces volatiles qui la ramenaient à son passé, Paule, par ailleurs végétarienne, décidait alors de reprendre l’exploitation et de continuer à vendre ces poulets, tout en écrivant pour chacun d’eux des biographies en guise d’épitaphes. L’écriture répondait non sans fantaisie à un désir d’affirmer entre les êtres l’intégrité d’un lien et d’un souvenir pourtant si menacés.

Comme pour prolonger ce constat, le deuxième roman de Lucie Rico met sa protagoniste aux prises avec un GPS, ou plus exactement Google Maps. L’héroïne, Ariane, est engluée dans la précarité d’une crise personnelle, et ne cherche même plus à quitter son appartement situé dans une ville indistincte. Sa meilleure amie Sandrine l’invite à la célébration de ses fiançailles, et pour l’aider à trouver le lieu de la soirée, lui partage sa localisation GPS. Tandis que le lendemain, Sandrine a disparu, le point rouge la représentant continue d’apparaître sur le téléphone d’Ariane, hypnotisée et fascinée par ce point qu’elle ne peut plus lâcher du regard. Le récit entame ainsi une course poursuite virtuelle, aussi haletante que dans un thriller dont il emprunte d’ailleurs les codes, entre Ariane et ce point en mouvement qu’elle fixe : « Tu t’accroches au point. Il te donne une destination. À la fin de son voyage, il viendra à toi, t’emmènera, et tu sauras comment réorienter ta vie. » Un fil, celui d’Ariane évidemment, se crée entre l’héroïne et ce point, permettant de revisiter et de réinventer sa relation à Sandrine.

Interstice

C’est un entre-deux qui se forme où s’entremêlent la réalité et la fiction, le vrai et le faux, la raison et la folie

Journaliste de son métier, Ariane s’est fait une spécialité d’écrire des articles sordides, une écriture sans noblesse qui consiste souvent à remettre en forme des informations, comme on remembre tant bien que mal un corps. Elle finit même par inventer purement et simplement des faits divers inspirés par ses promenades sur Google Maps, qui lui permettent par l’incarnation de l’écriture, de dériver dangereusement jusqu’à la folie et de créer un espace, un interstice : « À chaque fois que tu écris, c’est pour le monde intermédiaire qui est le vôtre. » C’est un entre-deux qui se forme où s’entremêlent la réalité et la fiction, le vrai et le faux, la raison et la folie. Cette tension fait écho à un monde aussi froid et désincarné qu’un cadavre, celui que l’on finit par retrouver au bord d’un lac cher à Ariane et à son amie, certainement le cadavre de Sandrine. Seul cet interstice tout autant rassurant que troublant, ce monde qui ressemble tant au nôtre tout en présentant « une fiction d’un ciel sans nuages », donne encore envie à Ariane : « Tu apprécies ce monde, sans météo, sans contrainte, sans choix ».  

Vertiges

L’écriture s’incarne alors dans toute sa virtualité, où tout est possible, telle l’interface que présente le monde de Google Maps au nôtre tout en le dépassant. « Même quand tu n’as pas le téléphone en main, ses espaces virtuels se prolongent et atténuent ta colère ». La narration à la deuxième personne du singulier plonge le lecteur dans cette même virtualité, finalement plus déroutante que réconfortante, où l’on ne peut plus distinguer ce qui est vrai de ce que le cerveau d’Ariane délire, nous mettant nous-même face à notre usage incontrôlé du numérique et interroge notre rapport à ce qui nous entoure. Nous sommes peut-être un peu tous Ariane ! Sa conscience se confond avec ce point dont on ne sait plus à quoi il correspond. Après tout, il n’est peut-être qu’un simple bug ou le fruit d’une imagination débordante qui cherche à fuir.

L’écriture s’incarne alors dans toute sa virtualité, où tout est possible, telle l’interface que présente le monde de Google Maps au nôtre tout en le dépassant

Quand Ariane veut se réapproprier sa vie comme le monde qui l’entoure, lui donner un sens malgré le chaos grandissant, le risque de se perdre face au vertige et à la fragilité de cette quête pointe et semble autant être un piège pouvant se refermer à tout moment. 

Mathieu Champalaune

GPS de Lucie Rico, P.O.L, août 2022, 19 €

Crédit photo : © Helene Bamberger