Isabelle Sorente poursuit son œuvre d’écrivaine-alchimiste avec son nouveau roman Medusa, en lice pour le prix Renaudot, un récit mythologique et mystique où elle interroge l’histoire des femmes à travers la notion de douleur. Accompagnée par la figure de Méduse, elle revient sur l’histoire de Marianne, morte à vingt ans entre les mains de son petit ami. Dans ce roman enraciné dans les terres escarpées de La Ciotat, baigné par la lumière de la Méditerranée, Isabelle Sorente tente un geste alchimiste en essayant de transformer l’anciennedouleurdesfemmes.

Une femme est morte

Le roman s’ouvre sur une scène inaugurale qui pourrait être un fait divers récent : « Ses paumes sont tournées vers le plafond. Le bracelet en perles de bois est le seul bijou que porte Marianne. À part le collier. Un collier beaucoup trop serré. Un collier fait de deux mains qui la tiennent par le cou. Et qui serrent ». Il pourrait s’agir d’un féminicide, mais on apprend rapidement que Marianne est morte par accident. L’innocence du petit ami, Édouard Lemée, a été incontestablement écartée par le médecin légiste et le juge. La qualification d’homicide involontaire n’a pas été retenue. Pourtant, le malaise persiste, car la disparition de Marianne est marquée par la strangulation, une scène archétypale qui rappelle des souvenirs insupportables. Les conditions de sa mort sont un écho inévitable de l’histoire des féminicides. Même si la culpabilité d’Édouard Lemée n’est pas engagée, la mort de Marianne réveille une ancienne mémoire indissociable de l’événement.  

Après la mort de Marianne, son frère Liam est hanté par une intuition. Il est certain que la toute dernière pensée de sa sœur a influencé le cours des événements et le monde dans lequel il vit désormais. Béatrix, la meilleure amie de Marianne en est également convaincue. Elle confie à Liam : « […] moi aussi, je suis hantée par la dernière pensée […]. Je crois que tu as raison. Elle a forcément influencé nos vies ». Derrière la quête de la dernière pensée, qui n’est pour Liam et Béatrix qu’une intuition, se cache une interrogation implicite : Marianne sait-elle comment elle est morte ? A-t-elle quitté le monde avec le souvenir d’un féminicide ou d’un accident ? En quels termes faudra-t-il se souvenir de sa mort ? Ces interrogations sont d’autant plus importantes que, dans le roman, les réseaux sociaux et la presse imposent d’emblée leur interprétation de l’événement : « ELLE TROUVE LA MORT DANS UN JEU SEXUEL, par Adolfo Chamaille. Mona* et son petit ami voulaient essayer des jeux de domination pour pimenter leur relation » relate un magazine masculin. Un site féministe publie un article intitulé : « CENT-CINQUIÈME FÉMINICIDE DE L’ANNÉE. M., vingt ans, étudiante, étranglée par son petit ami ».

En choisissant de raconter un cas limite, Isabelle Sorente ouvre une réflexion sur la zone grise, ce fameux espace d’indétermination censé s’éclaircir par la magie du mot consentement.

En choisissant de raconter un cas limite, Isabelle Sorente ouvre une réflexion sur la zone grise, ce fameux espace d’indétermination censé s’éclaircir par la magie du mot consentement. La mort de Marianne et ses circonstances particulières suggèrent qu’il ne suffit pas d’avoir consenti pour que le trouble se dissipe. Marianne était consentante, mais le fantasme de strangulation fait obligatoirement de sa mort un accident du patriarcat.

Une mémoire mythologique

La persistance du trouble vient de ce que le fantasme de strangulation peut difficilement être réduit à un simple jeu sexuel. Il charrie inéluctablement des images d’agressions et de viols. Marianne n’a pas échappé au malegaze, ce regard masculin qui érotise la violence et l’anéantissement du corps des femmes. Le temps d’un fantasme, cette fille grande à la mâchoire carrée, qui « ne s’est jamais trouvée belle », et qui a été insultée de « travelo », voulait devenir la fille fragile et correspondre à l’image qui excite le désir masculin. Adolescente, une amie l’avait prévenue, « une vraie fille […] est censée être fragile […] Tu es peut-être fragile intérieurement. Mais physiquement, ce n’est pas l’impression que tu donnes. Or, ça compte l’impression que tu donnes. Une fille doit inspirer l’envie de la protéger ». À l’inverse, le personnage de Béatrix ne supporte pas sa beauté exceptionnelle. Pour échapper au regard des hommes, elle se donne l’image d’une fille sévère et inatteignable en portant systématiquement un « chignon d’impératrice ». Soit qu’il faille se rendre plus vulnérables ou moins attirantes, les femmes doivent constamment s’adapter et transformer leur apparence. C’est la lecture que propose Isabelle Sorente du mythe de Méduse, personnage éponyme du roman.