Pour Michale Boganim, qui signe un documentaire bouleversant sur la condition des Mizrahim à leur arrivée en Israël, il est urgent de recouvrer la mémoire personnelle et historique de cette communauté. La cinéaste nous parle du mouvement des Panthères Noires, d’apartheid et d’épuration culturelle.
Que signifie l’appellation « Mizrahim » et quelle valeur a-t-elle ?
Michale Boganim : Les Mizrahim sont les Juifs orientaux, notamment les Marocains, mais aussi les Yéménites, les Perses ; ils viennent d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. L’expression désigne les séfarades, selon le nom hébreu qu’on leur a attribué. J’y ai associé l’adjectif « oubliés » parce qu’ils ont été relégués au second rang et mis à la périphérie en Israël. Dès leur arrivée qui suit de près la création de l’État hébreu, ce sont des immigrants méprisés. L’expression « Mizrahim » a donc une valeur péjorative.
Le film répond-il à un désir personnel de compréhension de votre histoire familiale ?
Michale Boganim : Mon père, Charlie Boganim, faisait partie des Panthères Noires de Jérusalem. C’est la raison pour laquelle, j’ai désiré mélanger l’histoire personnelle et l’histoire politique. Il s’agissait de rendre hommage à mon père. Durant la phase d’écriture, il était très malade. J’ai vécu avec lui ses derniers moments et nous avions de longues discussions sur son passé de militant. Le désir de raconter son histoire a motivé mon écriture. En un certain sens, le film procède donc d’un travail de deuil.
Comment êtes-vous parvenue à donner à cette histoire une telle ampleur historique ? On a le sentiment que l’itinéraire de votre famille, de votre père en particulier, est une porte d’entrée sur les histoires d’autres Mizrahim.
Michale Boganim : Lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux Panthères Noires, je poursuivais plutôt un but de reconstitution historique et j’ai constaté que la nouvelle génération des Mizrahim souffrait toujours autant de discrimination. J’ai donc cherché à construire un film sur trois générations afin de comprendre la logique historique générale. J’ai choisi plusieurs personnages et conçu un road-movie dans la périphérie.
Le film est également porté par une ambition pédagogique. Comme s’il était urgent d’expliquer ce qu’il s’était passé en Israël dans les années 1960 pour les citoyens de seconde zone.
Michale Boganim : Cette histoire est à la fois singulière et méconnue. Je voulais en effet que l’on puisse entendre ces voix-là. Je n’étais donc pas seulement animée par un désir autobiographique, mais j’étais aussi portée par une ambition historique. La voix off qui guide le récit est la mienne bien sûr, mais elle est aussi le lieu potentiel de dépôt de souvenirs, d’une mémoire commune.
Vous racontez une histoire de luttes politiques contre un régime d’apartheid. Le point d’orgue de ce récit semble être l’action menée par les Panthères Noires qui militent pour l’égalité des droits de tous les citoyens israéliens, ashkénazes comme mizrahim. Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce mouvement et qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Michale Boganim : Il n’en reste plus grand-chose, mais c’est un mouvement mythique. Il n’a eu aucune conséquence réelle. Pourtant, les générations nouvelles tentent de reprendre le flambeau et ne cessent de s’y référer pour défendre la légitimité de leur lutte. C’est aussi une histoire que j’avais toujours entendu raconter dans ma famille.
Vous choisissez le dispositif de la lettre adressée à votre petite-fille qui est présente à l’écran. Vous en faites un vrai personnage qui se confond parfois avec votre propre passé de petite fille en Israël. Comment s’est imposé ce mode d’écriture fictionnel et très littéraire ?
“La lettre permettait de poser la question de la transmission et de faire comprendre l’enjeu du travail de mémoire”
Michale Boganim : En effet, ma fille ressemble aussi à la petite fille que j’étais à l’époque. Il s’agissait pour moi d’établir un lien entre le récit de mon père, ma propre expérience et la génération future que ma fille représente. Il m’a semblé que la lettre permettait de poser la question de la transmission et de faire comprendre l’enjeu du travail de mémoire. J’étais inspirée par le procédé littéraire employé par James Baldwin dans son essai La prochaine fois, le feu (1963). Il y est question d’une lettre écrite à son neveu. Je trouve le mélange de la fiction et du documentaire très intéressant et m’inspire en cela notamment des filmographies de Jean Rouch et de Chantal Akerman.
Vous montrez des villes périphériques qu’on ne voit jamais à l’écran comme Dimona ou Ashdod. Vous semblez faire de la promenadeune structure narrative.
Michale Boganim : Il y a une périphérie qui n’est jamais montrée à l’écran. Je pense que l’on touche là le cœur même de l’écriture documentaire, à la fois géographique et sociologique. C’est un film sur les villes en réalité. D’ailleurs, j’ai toujours vécu en périphérie, c’est ce que je raconte lorsque ma famille s’installe à Arcueil. J’ai voulu représenter les marges qui sont à la fois sociales et géographiques. Pour explorer ces lieux, j’ai pensé que le genre du road-movie était approprié, il fallait que le spectateur prenne la route avec moi. J’ai cherché à favoriser l’immersion, nous devions traverser ensemble ces espaces parfois vides, béants et délaissés.
Comment se sont passées les rencontres avec les personnes que vous interviewez et comment avez-vous déterminé l’angle de l’entretien ?
Michale Boganim : Je les ai rencontrées en amont de la phase d’écriture proprement dite. D’abord, je les ai enregistrés avec un iPhone puis j’ai réécrit un peu. Je ne voulais surtout pas donner l’impression qu’il s’agissait simplement d’un témoignage, mais bien d’un récit cohérent qu’un personnage raconte dans la ville singulière qu’il habite ou dans laquelle il est né. Ce n’est donc pas un ancrage artificiel, mais réel que j’ai mis en parallèle avec mon exil. Les récits prennent la forme de monologues : je laisse parler les personnages sans les interrompre. J’ai tâché de faire se croiser les personnages et les générations parce qu’il s’agit d’une même voix, comme si un chœur s’exprimait. Il a fallu éliminer d’autres témoignages que j’avais collectés en tenant compte du critère de la représentativité d’une génération et de la variété des destins. Ensuite, ces expériences différentes ont donné lieu à une construction thématique : l’école, la culture, le mépris de l’arabité. Il m’importait d’achever mon enquête sur l’exclusion de la culture arabe puisqu’elle aurait pu devenir un pont entre les juifs orientaux et les Palestiniens.
Quel sens revêtent alors les scènes de groupe comme celles des femmes yéménites qui racontent l’enlèvement de leurs enfants par exemple ?
Michale Boganim : J’ai un peu dérogé au principe formel du monologue lorsque je considérais qu’il se produisait quelque chose de singulier. Lorsque les femmes yéménites se sont mises à parler, on avait le sentiment d’entendre le récit d’un chœur antique. Il se jouait quelque chose de plus important devant la caméra que le dispositif que j’avais imaginé. Dans une autre scène collective qui se déroule dans un café où j’avais installé le personnage de la femme universitaire, j’ai eu le même sentiment. Elle s’est mise spontanément à converser avec un Bédouin, je n’ai pas cherché à les interrompre. Il fallait accepter une part d’aléatoire et suivre surtout la logique de la conversation.
À quel stade avez-vous envisagé le recours aux images d’archives ?
Michale Boganim : J’ai choisi très tôt d’inclure des images d’archives parce qu’il me semblait important de montrer les arrivées en bateau par exemple ainsi que ces endroits où on avait construit des baraquements. J’ai inclus aussi des images d’archives des Panthères Noires et des photographies. Je montrais beaucoup de moyens de transport (le bateau, le train, la voiture) pour figurer le déplacement perpétuel. Les images de l’arrivée en bateaux à Haïfa proviennent des archives Spielberg ou bien de la télévision. Elles ont été prises pendant la construction du pays.
Une des grandes qualités de votre film est aussi de faire entendre la musique comme élément fédérateur d’une culture singulière. On entend aussi bien du slam que des chansons traditionnelles. La musique est-elle un enjeu mémoriel important en Israël ?
Michale Boganim : C’est un enjeu mémoriel capital puisque la génération nouvelle se réapproprie une culture musicale traditionnelle pour la moderniser. Quand le sentiment d’exil était trop fort, on pouvait se réfugier dans la musique ou dans la nourriture. Les gens transportent la musique et la culture culinaire avec eux, elles se transmettent de génération en génération. Cette jeune femme qui fait de la musique aujourd’hui réinterprète des chansons transmises par sa grand-mère.
Votre film développe aussi en creux une réflexion sur la langue. On n’entend pas que de l’hébreu, mais aussi de l’arabe, et bien sûr du français puisque votre famille s’est ensuite installée en France.
Michale Boganim : C’est surtout le rapport à la langue arabe qui m’a intéressée. Elle a été effacée. Le rapport intime entretenu avec elle a été tout bonnement nié par la culture israélienne. Il fallait imposer l’hébreu et supprimer les dialectes. Quand je suis arrivée en France, j’ai constaté la même violence linguistique. Métaphoriquement, j’ai voulu exprimer ce que tout exilé ressent. Les Mizrahim sont arrivés en Israël en parlant arabe. Ils ont dû apprendre l’hébreu. En arrivant en France, j’ai dû renoncer à l’hébreu. Par ricochets, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une expérience commune. C’est l’effacement de la langue primaire, de l’enfance qui constitue la première blessure.
Il me semble que votre film interroge aussi la proximité entre la culture palestinienne et la culture Mizrahim au prisme de la question de l’arabité.
“J’ai voulu défendre une position politique”
Michale Boganim : C’est un sujet très peu traité au cinéma, mais il fait l’objet de travaux théoriques. J’ai voulu défendre une position politique. L’erreur d’Israël a été de vouloir construire un pays européen au milieu du Moyen-Orient. En déniant la culture arabe de ces Mizrahim qui représentent près de 50% de la population – ils ne sont pas une minorité – le gouvernement israélien s’est privé d’une homogénéité culturelle qui aurait pu jouer un rôle essentiel dans les relations avec la Palestine. Les Israéliens se sont coupés d’un lien organique avec l’Orient puisque certains immigrants viennent du Liban, de Syrie, de l’Irak. Aujourd’hui, on observe un rétablissement des liens diplomatiques et culturels avec le Maroc. Les Mizrahim renouent avec leurs racines. Par exemple, trois chanteuses pop yéménites ont connu un succès phénoménal aussi bien en Israël que dans tout le Moyen-Orient. On repère des épiphénomènes de ce genre. Cette nouvelle génération s’exprime désormais.
Vous semblez dire à la fin du film que ceux qui ont cru à une utopie politique, à une société égalitaire d’inspiration marxiste, se sont trompés.
Michale Boganim : Disons que la dimension religieuse, multiconfessionnelle, est essentielle au Moyen-Orient. Il n’existe pas de pays laïcs. On a dénié cette composante spirituelle. Les Mizrahim arrivaient avec un ensemble de traditions religieuses qui n’ont pas été reconnues. C’est aussi ce qu’il se passe en France. La laïcité française cherche à éradiquer le facteur religieux. De même, Israël s’est construit sur un concept radical de laïcité.
Votre travail sur la mémoire n’est pas cantonné à l’écriture documentaire. Dans le long-métrage de fiction, La Terre Outragée (2012), vous racontiez aussi les difficultés du souvenir traumatique après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Est-ce que votre prochain film, Tel-Aviv – Beyrouth, s’intéressera aussi à l’intrication de l’histoire individuelle et collective ?
Michale Boganim : De façon inconsciente, il est certain que la question de la mémoire est centrale dans mon travail. Je mélange les genres de la fiction et du documentaire, ce qui a tendance à désarçonner. La Terre Outragée aussi mélangeait les genres, entre rigueur de la reconstitution historique et fiction romanesque qui relèverait donc de l’histoire individuelle. Mon prochain film est déjà tourné, il portera sur deux familles, une au Liban, une en Israël.
Craignez-vous la réception de votre film en Israël ?
Michale Boganim : J’espère pouvoir montrer Mizrahim, les oubliés de la Terre promise en Israël, mais je rencontre des difficultés. Le sujet de mon film inspire une sorte de lassitude, voire de mépris. Mettre à l’honneur les Mizrahim ne relève pas du tout de l’évidence. À la Mostra de Venise, des journalistes israéliens me disaient qu’on avait déjà entendu ces histoires cent fois. Je suis atterrée qu’on tienne des propos pareils, comme si le sujet avait été épuisé alors que la parole vient juste de naître. Les Mizrahim que j’ai interviewés sont très enthousiasmés par le projet. Ils m’expliquent qu’ils en sont au stade de la reconnaissance d’une certaine légitimité de leur histoire, bien qu’elle ne soit même pas encore établie.
- Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise, un film documentaire de Michale Boganim, en salles le 8 juin 2022