Moelle immense, petit livre au format carré – comme un post Instagram – est une cocréation issue de la rencontre entre une poétesse, Caroline Giraud, et une dessinatrice, Yuliia Ignat. La première a écrit des poèmes qui ont été illustrés par la seconde. En dehors de leurs moyens d’expression différents, on retrouve une autre divergence : Caroline est française et Yuliia ukrainienne. Ce qui les rassemble, ce sont finalement des questions universelles : comment trouver notre place dans un monde, souvent hostile, dans lequel nous finirons inéluctablement par disparaître ? Les réponses de Caroline Giraud et Yuliia Ignat tiennent dans dix poèmes et autant d’illustrations.
La couverture de Moelle immense annonce d’emblée la couleur : un soleil d’un jaune vif surplombe ce qui semble être une mer violette habitée par des formes blanches. Cela pourrait être une mer, mais aussi un dessin de moelle osseuse, une matière représentée par la couleur violette, vu de profil.
Le violet et le jaune se retrouvent ensuite dans toutes les illustrations de l’artiste Yuliia Ignat. Elle dessine des paysages au sein desquels le violet est souvent utilisé pour représenter la neige ou des montagnes vues de loin. Mais celles-ci ne semblent pas synonymes de célébrations de fins d’année et de sports d’hiver. Elles paraissent, au contraire, s’inscrire dans un monde inhabité où seule la nature subsiste.
Des images inattendues
On ouvre ce recueil et on tombe sur le premier poème et son illustration. Les couleurs sont douces, mais nous sommes heurtés. Le dessin représente un arbre mort surplombant un ruisseau d’un gris sinistre. La saison ne peut être que l’hiver. Pourtant, le violet de la montagne – en arrière-plan – vient adoucir ce paysage de désolation et, paradoxalement, en renforcer la mélancolie. Le violet est en effet utilisé pour représenter une chaîne de montagne lointaine, un horizon inatteignable.
L’œil cherche alors du réconfort dans les mots, mais ceux de Caroline Giraud déroutent. Elle utilise des images atypiques et terrestres. Sachant que les illustrations sont postérieures au poème, celui-ci ne pouvait qu’offrir un paysage mental fidèle à l’arbre mort et au violet trop lointain. Les premiers vers nous donnent ainsi une impression d’apaisement – même si la mort est présente – et de repos : nos os seront « bruit », nos langues « terres ». Le repos n’est pas pourtant pas permis pour nos mémoires « hirsutes ». Le dernier mot « rage » trouble définitivement la tranquillité qui pourrait se dégager de ce paysage. D’où provient-elle ? De l’injustice de la guerre ? Il se pourrait que ses racines soient plus profondes, voire consubstantielles à nos vies humaines toujours trop courtes.
La dernière tue
Ce qui réunit en effet les dix poèmes, et leur illustration respective, qui composent le recueil semble la déploration du temps qui passe ou, pour être plus précis, de la conscience que nous en avons. Ce n’est pas pour rien que le premier poème (« Où ») s’ouvre sur l’adverbe « Quand » qui marque un moment précis :
« Quand nos langues seront terres
quand nos os seront bruit »
La neige, invoquée dans le deuxième poème, elle, ne peut que finir par fondre lorsque son heure est venue :
« Et fonds sans résister
c’est l’heure »
On ne peut que penser au memento mori des temps anciens et à son expression lapidaire, placée sur les cadrans d’horloge des églises : « vulnerant omnes ultima necat » (« Toutes – les heures – blessent, la dernière tue »).
Le poème « Soror » essaye de résoudre ce manque de temps : « Retournons les horloges » pour tenter de « ressusciter » quelque chose. Le poème « Il y a », lui, propose de réparer l’enfance du premier sablier. Celui-ci peut symboliser la première fois que l’on prend conscience que le temps nous fait vieillir et transforme tout.
There Is a Light That Never Goes Out
L’autre question qui traverse ce recueil est, elle aussi, apparemment simple : où ? C’est celle qui sert de titre au premier poème. Mais, dans ce dernier, le « où » final pourrait être remplacé par un « Quand » : « Où finit la rage ? » La question que l’on pourrait attendre est en effet celle du moment où finira cette rage. Pourtant, avec sa capacité à utiliser une langue originale et déroutante, Caroline Giraud subvertit l’attendu et nous propose une autre question : « Où finit la rage ? » Dans quel lieu pourrait-on s’en détacher ?
Cet ensemble constitue la moelle immense, cette substance qui lie les choses et les êtres.
Par la suite, la réponse à ce douloureux « où » n’est pas vraiment donnée. Nous nous retrouvons projeté à différents endroits grâce à une sorte d’invocation d’éléments naturels comme la neige, la colline, une spore, mais aussi non-naturels comme une chaise. Cet ensemble constitue la moelle immense, cette substance qui lie les choses et les êtres. Nous apprenons, à la toute fin du recueil, que cette moelle immense constitue une « armure » face au feu. Finalement, c’est ce lien qui, comme un cordon ombilical, nous nourrit du monde tout en nous en protègeant lorsqu’il se montre injuste.
Alors où et quand ? Ces deux questions qui traversent le recueil se retrouvent rassemblées à la fin dans l’avant-dernier poème, « À rebours ». Il faut revenir en arrière donc, mais cela se fait « à tâtons ». Cette démarche est nécessaire pour « alléger l’étau / de la case vorace / des lignes annoncées ».
Le piège du temps serait-il de nous enchaîner à un destin qui nous serait assigné à la naissance ? Et en quel lieu nous en débarrasser ?
La réponse réside peut-être dans le tout dernier poème « Moelle immense ». Ce poème éponyme s’achève par la promesse d’une action : « nous rapaillerons le soleil » qui répond à la fin du poème précédent, « À rebours » : « Où que soit la lumière / je la retrouverai ».
À la question « Où ? », le poème nous dit que la réponse est dans la lumière et donc dans le soleil. Cependant, il faut le « rapailler » (verbe québécois qui signifie « rassembler »). Si nous voulons trouver la lumière, à nous de rassembler les morceaux épars du soleil pour le reconstituer.
Cette promesse implique une action globale dans le « nous » collectif. Il n’y a pas de happy few, chacun peut, à sa mesure, rapailler son morceau de soleil pour le faire luire.
Chacun peut, à sa mesure, rapailler son morceau de soleil pour le faire luire.
Cela entre en résonance avec les mots que nous adressent Caroline et Yuliia en introduction du recueil : « La moelle se transplante aussi, par un geste de don. » Les lecteurs, grâce aux poèmes de Caroline et aux dessins de Yuliia, trouvent, sans peine, de quoi rapailler leur soleil intérieur.
L’une et l’autre possèdent en effet, dans leurs arts respectifs, un style personnel et original qui crée une harmonie profonde entre les dessins et le texte. Caroline Giraud parvient à créer des images fortes et marquantes par son utilisation de mots parfois techniques qui se mêlent aux éléments naturels : « Spore je m’insinue dans ton paradoxe / halerai ton sommeil / vers une médaille tue ». Yuliia, avec seulement trois couleurs, crée des paysages saisissants qui oscillent entre solitude et plénitude. Grâce à sa puissance évocatrice, Moelle immense démontre qu’un court recueil suffit à créer des impressions, poétiques comme visuelles, qui subsistent longtemps, un peu comme le soleil dont les rayons restent même lorsque l’on a fermé les yeux.
Vous pouvez vous procurer Moelle immense dans les librairies suivantes :
- EXC à Paris 3è
- Liragif (Gif-sur-Yvette)
- Mymylibri (Ussel, Corrèze) avec commande et envois possibles
- Vivre d’art (Meymac, Corrèze)
- Librairie Maelström (Bruxelles 1040)
Crédit photo : Caroline Giraud et Yuliia Ignat.