Il y a des livres qui changent tout.
Je me souviens très précisément du jour où je suis devenu lecteur, du moment où j’ai senti pour la première fois dans ma chair le goût de la lecture, des mots, des phrases, et même du papier.
J’allais entrer au collège, découvrir la grande ville et devoir changer d’amis. Pour m’accompagner, ma mère m’avait acheté ce drôle d’objet à la couverture cartonnée et à la tranche tissée d’un bleu turquoise, sur laquelle on pouvait lire en orange, quatre lettres de typographies différentes, de celles dont on compose les courriers anonymes : K A M O.
C’était un recueil de quatre nouvelles de Daniel Pennac, parues entre 1992 et 1993 chez Gallimard Jeunesse. Des intrigues, il ne me reste aujourd’hui que peu de choses. Il y a bien cette histoire de correspondance fictive avec une jeune fille tout droit sortie des Hauts de Hurlevent, les cours d’anglais à distance, avec un institut au nom à la fois biblique et précurseur de Babel, ce vieux vélo rouillé, cette bécane héroïque restée ancrée dans ma mémoire.
En feuilletant les pages de ce livre retrouvé dans la bibliothèque de la maison familiale, je me rends aujourd’hui compte d’à quel point les illustrations de Jean-Philippe Chabot, dont j’ignorais le nom jusqu’à présent, son trait noir indécis et ses visages presqu’abstraits sont, eux, restés gravés sous dans mon imaginaire, et je me demande jusqu’où ils ont influencé la façon dont je gribouille aujourd’hui.
Et puis il y a les mots de Pennac, cette langue orale et joueuse, à la fois fidèle à une gouaille parisienne et idéalisée par la plume d’un grand enfant qui s’adresse à de tout petits adultes, des expressions, des surnoms, des intonations qui – je m’en souviens malgré moi – sonnaient tellement exotiques aux oreilles du jeune provincial que j’étais.
Mais surtout, il y a derrière cette couverture jaunie par le soleil des pages gondolées qui me rappellent cette nuit où je suis devenu lecteur. Car oui, le jour où je suis devenu lecteur était une nuit.
J’ai eu la sensation d’avoir abandonné un ami sous l’orage
Nous étions avec mes parents et des amis en vacances sur la costa blanca, entre Valence et Alicante, dans ce qui restera à tout jamais mon château en Espagne. Je passais mes journées à lire Kamo sous le soleil, entre deux baignades dans une piscine en forme de haricot. Un soir, à la fin du dîner sur la terrasse, un violent orage éclata, de ceux qui nettoient le ciel pour mieux faire briller le soleil du lendemain. Rompus à cet exercice assez commun en été, nous avons débarrassé la table à toute allure, et terminé les desserts à l’intérieur – nous avions à l’époque une passion pour la crème glacée à la cannelle, dont la commercialisation s’est arrêtée brutalement, à notre plus grande tristesse, comme un signe de la fin d’un âge d’or, mais là n’est vraiment pas le sujet.
Au moment d’aller me coucher, j’ai voulu poursuivre ma lecture du jour, et je me suis aperçu que j’avais oublié Kamo au bord de la piscine. C’était devenu bien plus qu’un livre pour moi, peut-être parce que son titre était le prénom du personnage principal. J’ai eu la sensation d’avoir abandonné un ami sous l’orage, et la peur de l’avoir perdu à jamais me fit immédiatement monter les larmes aux yeux. Je me revois encore fondre en sanglots, puis tenter de retenir les larmes qui roulaient sur mes joues rouges de soleil et de tristesse, pendant que ma vaillante mère, qui avait bravé l’orage et la pluie, tentait de ramener à la vie le livre trempé, en agitant sur ses pages renversées un sèche-cheveux en forme de défibrillateur.
C’est cette nuit-là que j’ai réalisé mon attachement viscéral aux livres. Avec la tempête, les éclairs et le tonnerre, un simple objet de papier, une idiot tas de feuilles reliées, avait reçu la vie, pour devenir le moins rancunier des amis.
Thomas de Just