Historien, comédien, réalisateur, diariste, écrivain très singulier, Noël Herpe poursuit son entreprise autobiographique en publiant Ma vie avec Bernard Pivot aux éditions Plein Jour. Retraçant l’histoire de la plus célèbre des émissions littéraires, c’est surtout sa propre histoire qu’il relate à travers le prisme cathodique. Cet hommage crépusculaire à Bernard Pivot ajoute un portrait à la galerie de famille où Noël Herpe nous conduit depuis plusieurs livres : après sa mère dans Objet rejeté par la mer, c’est à son père qu’il s’attache dans ce très bel et très précieux petit livre. Cette Vie avec Bernard Pivot est surtout une vie auprès de son père.
Noël Herpe ne regarde pas la télévision, c’est la télévision qui le regarde. Elle le convoque, elle le concerne. Il parcourt ses archives inépuisables derrière une vitrine de la rue Saint-Ambroise. Le sigle violet des archives de l’INA s’inscrit en filigrane sur les vieilles émissions littéraires noires et blanches qu’il parcourt. Les colonnes d’un kiosque tournent sur elles-mêmes tandis qu’apparaissent en surimpression les noms de Pierre Dumayet et de Pierre Desgraupes. Nous sommes en vingt-cinq avant Bernard Pivot : Céline avance une moue bizarre, Cocteau vérifie l’exactitude de ses mains dans leurs manchettes, Claudel disparaît presque entièrement dans son fauteuil crapaud tandis que Jean d’Ormesson s’enchante de la répétition de son profil en rappel sur l’écran. Desgraupes et Dumayet leur donnent du maître comme à l’Académie. C’est encore l’ancien régime des lettres françaises, une coupole coiffe l’écran. On devine l’hésitation feinte des invités naturellement prévenus de toutes les questions avant l’enregistrement. Desgraupes a quelque chose d’un Eckermann pour l’ORTF avec sa manière tour à tour péremptoire et onctueuse d’avancer à ses hôtes la question précisément qu’ils attendaient et sur quoi ils s’étendent avec une satisfaction de pitoyable théâtreuse. Il était temps que Pivot vienne, et tous ses fils avec lui.Une autobiographie estampillé INA
On aurait tort de chercher dans Ma vie avec Bernard Pivot l’histoire exhaustive et constituée d’Apostrophes, chaque émission méritant sa courte notice, chaque écrivain son recensement, car Noël Herpe, historien, l’est toujours et d’abord de lui-même. Ayant herpisé Rohmer dans l’excellente biographie qu’il lui a consacrée avec Antoine de Baecque, il herpise aujourd’hui Bernard Pivot à la mesure où Pivot l’a pivoté. Une note liminaire précise qu’il n’a pas voulu revoir les émissions qu’il décrit pour composer son livre. Cela n’a rien d’étonnant : l’émission l’intéresse moins que le souvenir qu’elle lui laisse. Après avoir signé en 2017 un très beau Souvenir-écran, Noël Herpe livre aujourd’hui cet Écran-souvenir. Il nous fait redécouvrir Apostrophes autant qu’Apostrophes le découvre. L’écran de télévision se déforme et s’informe de tous les fantasmes, toutes les fantasmagories du petit Noël regardant Bernard Pivot auprès de son père. Apostrophes chez les Herpe, c’est un dîner de famille avec ses cris, ses disputes, ses gros mots et ses épanchements. Noël Herpe se reconnaît en fragments éclatés parmi tous les écrivains qu’il épingle : fils de Bernard Pivot, il l’est encore d’Edmonde Charles-Roux, de Philippe Sollers, de Jean d’Ormesson et de Marguerite Duras. C’est un portrait pixellisé, une autobiographie estampillée INA. Le plateau d’Apostrophes ressemble étrangement au divan du docteur Freud.
Il y a chez Noël Herpe je ne sais quoi d’un mystique cathodique
Il y a chez Noël Herpe je ne sais quoi d’un mystique cathodique. Sa nuit du mémorial, c’est un vendredi soir sur Antenne 2. L’insigne étoilée dessinée par Georges Mathieu l’aiguille dans la nuit. Son dernier livre, paru aux jolies éditions Plein Jour, aurait dû s’intituler Fils de Bernard Pivot, car s’il revient avec une délectation sensible sur les meilleures émissions d’Apostrophes, les plus frappantes dans son souvenir, s’il s’attache à tous ces grands écrivains réunis, c’est moins en lecteur qu’en fils peut-être indigne, souvent désespéré, trop timide pour jamais se mesurer aux fantômes du temps d’avant. Herpe regarde Apostrophes comme un petit garçon écouterait ses parents faire l’amour en cachette. Avachi devant la télévision dans leur appartement de la rue Saint-Jacques, il reconnaît la déchéance de son propre père dans celle d’un Bukowski exagérément ivre. Apostrophes révèle. Pivot mystagogue ? Initiateur, certainement. C’est au trouble d’entendre Pierre Sipriot dévoiler l’homosexualité de Montherlant que Noël Herpe devine la sienne propre. La télévision est indiscrète, elle l’enseigne malgré lui.
Fils de Pivot, Noël Herpe nous livre son album de famille.
Où sont les pères, dans cette collection d’Apostrophes rapiécés en autoportrait ? Où sont les fils ? Noël Herpe s’humilie devant ces commandeurs de l’ancien monde qui échouent parfois sur le plateau de Bernard Pivot, ces écrivains d’avant la couleur, derniers reliefs des Lectures pour tous de Dumayet et Desgraupes. Dans le fond, je soupçonne Noël Herpe de ne pas tellement aimer Apostrophes. Il préfère l’ORTF et ses fantômes. Les pères y sont mieux affirmés. Ce sont eux qu’il guette sur le petit écran de la rue Saint-Jacques. Les véritables écrivains d’Apostrophes l’intéressent peu : deux pages sur Jean d’Ormesson, trois lignes sur Philippe Sollers – salut, mes vieux maîtres, salut ! – c’est bien peu. On le comprend d’autant mieux qu’il ne s’agit pas pour lui de littérature, mais de spectacle, même d’un rituel obscène et sacré où les pères s’offrent en sacrifice pour la jouissance des fils. C’est devant l’humiliation des pères que Noël Herpe s’éprouve digne de prendre leur suite. Il aime ces jeux de massacre où Bernard Pivot déboîte l’écrivain mal assuré. La peinture dorée des statues lui reste sur les doigts. Il déchire les livres, il recommence l’émission. Son père s’est endormi dans son fauteuil, Rachmaninov berce le grand saccage de toute littérature. Fils de Pivot, Noël Herpe nous livre son album de famille. Je le salue comme un frère.
- Ma vie avec Bernard Pivot, Noël Herpe, Plein Jour, 14 €
Arthur Pauly
Crédit photo : Noël Herpe © Jean-Louis LACORDAIRE