Olivier Chapelet est comme une aiguille dans une botte de foin. Parmi les 1300 spectacles du OFF, cette immense jungle du théâtre à Avignon, le directeur du Théâtre Actuel et Public de Strasbourg met en scène son spectacle Bérénice d’après la pièce de Racine, à la Caserne des pompiers. Une aiguille ou encore un morceau d’or pur dans le sable du grand ouest américain tant la réflexion d’Olivier Chapelet est dense, riche et intéressante. Son interview nous permettra d’explorer autant les aspects matériels de la production d’un spectacle dans le off que d’avoir un aperçu de la réflexion que peut avoir un metteur en scène au sujet de sa pièce.
À la terrasse d’un petit café dans une rue ombragée d’Avignon, je m’assois face à Olivier Chapelet, luttant contre le bruit redondant des camions de passage, pour poser ma première question.
Au tout début de votre spectacle, vous avez distribué une feuille de salle, ce qui est rare dans les spectacles du off, dans laquelle vous semblez insister sur l’importance de l’alexandrin dans la pièce. Dans quelle mesure l’alexandrin est une sorte de langage et comment avez-vous travaillé sur cette langue ?
L’alexandrin est la première des choses à digérer avant même la mise en scène. Il faut respecter des règles. Le premier travail consistait en ce que tout le monde parle la même langue. C’est un langage poétique et non quotidien. De plus, chaque comédien a sa façon de prononcer l’alexandrin. Nous avons travaillé ensemble, avec un professeur de diction, pour mettre en commun ses règles, pour parler un unique et même langage. Ses règles permettaient de savoir où mettre l’accent tonique pour rendre le langage naturel.
Un langage naturel avec des règles : ce n’est pas paradoxal ?
Non, car l’on entend la musique du vers. Le sens vient de l’écoute et non de l’accent mis sur certains mots. La compréhension arrive progressivement. La musicalité du vers fait ressortir des choses importantes, il y a des échos, des répétitions dans l’écriture poétique. C’est un travail d’école que l’on a fait : comment faire des pauses là où il faut ? Si l’on fait une césure à l’hémistiche en permanence, une monotonie s’installe et l’on ne comprend plus rien.
Y-a-t-il un lien entre la musicalité de ce langage et la musique choisie pour la pièce ?
Nous n’avons pas fait de lien particulier entre la musique et le texte. En revanche, j’ai voulu du Oud, qui nous transporte au moyen orient, rempli de sensibilité et de féminité. Il y a une tension avec la percussion, plus virile. C’est aussi un moyen de souligner la tension entre Titus et Bérénice.
Et en même temps, Titus est aussi un personnage doux, un personnage ambivalent ?
Oui c’est un homme qui aime. C’est un personnage qui souffre, qui est dans un débat intérieur entre le respect de la tradition et son amour personnel. Il y a une fragilité de Titus.
J’ai voulu travailler sur le sensible, dans une langue universelle. Le texte aborde des thèmes contemporains, la liberté, la politique, l’amour. L’aspect moderne a consisté à supprimer la grandiloquence de l’alexandrin. D’un autre côté, je craignais aussi l’intimisme, la confidence, le sit-com, surtout avec la grandeur de la salle. Tout engage l’être entier : dès que l’énergie est présente, l’importance du sens et l’aspect tragique ne sont pas supprimés. La pensée doit être active, il faut que le comédien développe cette force-là. Je m’appuie d’ailleurs énormément sur les comédiens et sur le texte. Je leur demande d’être authentiques. Ils sont plus fragiles et l’énergie comme la sensibilité apparaissent.
On dit souvent que Bérénice est une pièce sur rien, qu’il n’y a pas d’action ou d’événement. Etes-vous d’accord avec cette vision ?
Il n’y a effectivement que de la pensée mais cette pensée est une énergie. Titus ne cesse de se répéter : je l’aime, je la quitte, je l’aime. Ou encore Bérénice : j’ai peur, je n’ai pas peur. Il faut qu’il y ait une énergie qui soit développée dans l’interprétation. Un exemple : lorsque Bérénice dit « Si Titus est jaloux, Titus est amoureux », ce n’est pas à prononcer à la manière d’un Marivaux, à la légère. Si Titus est jaloux, donc il est amoureux, donc je ne suis pas perdu, sinon je ne tombe pas : c’est cela que pense Bérénice. C’est donc un vers crucial sur l’état de Bérénice et la relance de l’action.
Les comédiens sont toujours présents sur scène, en dehors de l’espace de jeu. Pourquoi cette particularité ?
Je trouve que le théâtre est un art magnifique de la simplicité. On sait que c’est faux mais on croit que c’est vrai. Dans des grands théâtres, on voit les comédiens qui sont là. On voit un miracle lorsque la comédienne revient sur sa chaise, boit, réfléchit et que lorsqu’elle se relève, en pénétrant sur l’espace de jeu, se transforme soudainement en actrice. C’est ce passage de l’actrice au personnage qui est intéressant. Il est aussi important que les comédiens se voient jouer entre eux, cela incite à la réflexion.
Justement, comment travaillez-vous avec les comédiens ? Votre spectacle est-il en modification permanente suite aux reprises après les spectacles ?
Ce n’est pas de la modification permanente, c’est du recadrage. Un soir, pendant une représentation dans laquelle le ton était beaucoup trop confidentiel, intimiste, les comédiens pensaient avoir très bien joué. Ils se sont très bien sentis. C’est pour ça qu’il y a des metteurs en scène. Ce qui se passe sur le plateau, ce que les comédiens ressentent sur le plateau, ce n’est pas ce qu’on ressent dans le public. En revanche, hier, les comédiens avaient le trac. Ils ont pourtant été très bons. Un d’eux m’a confié qu’il s’était battu en permanence pendant toute la représentation. C’est justement cette force-là, à savoir, le combat de l’individu qui cherche à trouver son personnage que je recherche. Et cela donnait l’impression que rien n’était facile et qu’il faut se battre pour les obtenir. C’est exactement ce que je leur demande.
En tant que metteur en scène vous semblez beaucoup vous centrer sur le travail avec les comédiens.
Je dis souvent que s’il n’y a pas ces deux piliers importants que sont les comédiens et le texte, le théâtre boîte. Je n’ai pas les moyens de me focaliser davantage sur la scénographie. Je ne suis pas metteur en scène d’opéra. Même en tant que spectateur, j’accorde de l’importance à la façon dont le comédien fait passer l’émotion. Non qu’il doive la ressentir réellement, même s’il triche : il peut pleurer et nous non. Or, il faut que ça soit nous qui pleurions.
Néanmoins, vous travaillez également sur les rapports d’espace et donc sur la scénographie. Le décor de Bérénice consiste en un demi-cercle de bandes de tapis séparées, en forme de triangle, en proportion diverse.
J’adore les rapports d’espace car ils sont également porteurs de sens. Pour Bérénice, le décor originel est un terrain en pente : les lignes tendent vers Bérénice, une bille placée en haut suit la rainure et roule vers Bérénice. Ou encore, lorsque Titus regarde du bas de la scène, les colonnes, son passé et qu’il s’interroge, on sent qu’il est écrasé par ce poids qu’il porte sur les épaules. Je parle de graphisme aussi. Les rapports d’espace symétrique, se rapprochant et s’éloignant. Tout cela est porteur de sens et nous renseigne : comment sont-ils éloignés ou rapprochés l’un de l’autre. En même temps je ne veux pas verser dans le formalisme. Les alexandrins sont très libres. De plus, les comédiens ne prennent pas des places pour prendre des places. Il y a un dépassement qui est justifié : lorsque le personnage veut s’échapper par exemple, il se déplace. Il s’agit aussi d’occuper l’espace plus simplement. À Avignon, il est plat. Les comédiens doivent toujours éviter d’être parallèle aux gradins, sinon ça devient plat. J’aime bien le dos au théâtre, cela permet d’apporter un autre point de vue pour le spectateur. La scénographe a voulu couper des bandes de tapis de dance. Les costumes peuvent se refléter dessus. Ces bandes permettent d’améliorer le relief de la scène.
Bérénice est un spectacle qui date de trois ans. En tant que metteur en scène vous avez déjà plusieurs créations à votre actif. Vous parlez souvent d’alternance entre des pièces classiques et des pièces contemporaines : pourquoi cette alternance ? Y a-t-il une logique ou est-ce un simple hasard ?
J’aime ces allers-retours, fruit du hasard au début. J’aime voir comment les auteurs du présent se nourrissent du passé. C’est mon cœur qui me dit quoi choisir, je n’ai pas de thème de prédilection. Souvent j’ai été capté par des pièces dans le passé et que je revisite aujourd’hui. Lorsque je visite une pièce classique j’y vais avec une démarche non foklore. Lorsque Tartuffe nous plaît c’est que la pièce nous parle encore aujourd’hui. Il y a donc une modernité déjà présente dans le texte. Soit nous montions Bérénice avec les toges, soit en nous conformant à l’époque de l’écriture, soit de manière intemporelle ; c’est cette dernière, l’intemporalité, que nous avons choisi. Je m’empare de la pièce parce qu’elle m’intéresse sensiblement. Je cherche à faire ressortir cette émotion. Je compare souvent le théâtre au montage du cinéma : on peut monter un plan, une scène et la rater ou la réussir magnifiquement bien. Parce qu’on joue sur le temps, les contrastes. Il y a une phrase de Reverdy que j’aime beaucoup : la poésie naît du rapprochement de deux réalités contraires. Je travaille beaucoup la dessus, cela nous arrive en permanence dans la vie quotidienne : d’un coup on se laisse cueillir alors qu’on était en train de rire et ensuite ça ne va plus du tout. Travailler l’émotion, ça rassemble, ça parle à tout le monde. Ce n’est pas réservé à une élite. Je fais d’ailleurs un synopsis de la pièce avant le début du spectacle.
Cela me rappelle le théâtre populaire de Vilar. Que pensez-vous du Festival d’Avignon ? Est-il toujours dans la lignée de Vilar ou s’adresse-t-il plutôt à une élite ?
C’est une thématique complexe. Avignon est un lieu d’expérience et pour que l’art avance, il doit être bousculé. Je suis sur une ligne intermédiaire. On ne doit pas faire du théâtre simplement intellectuel et élitiste, que peu de gens comprendront. C’est d’ailleurs, il me semble, la patte du directeur actuel Olivier Py. Sa programmation a l’air intéressante. Les précédentes étaient plus sur une ligne de fracture. Mais je ne suis pas un révolutionnaire du théâtre, un grand penseur, je suis davantage un ouvrier. Il y a beaucoup de metteurs en scène qui se servent du texte, qui jouent trop. Qu’ils écrivent leurs propres textes mais qu’ils ne viennent pas dénaturer Shakespeare ou quoi que ce soit. Il faut une forme d’équilibre. Bousculer les choses parce que cela va donner un éclairage sur un sens du texte ou de la pièce, mais ne pas bousculer pour simplement bousculer, ce qui est parfois le travers des personnes plus égocentriques. Il ne faut pas oublier que c’est de l’argent publique.
Pensez-vous alors que le théâtre a gardé un rôle politique ? Quel pouvoir a le théâtre dans la société ?
C’est la tarte à la crème à laquelle je suis confronté en tant que directeur du théâtre. Si on regarde les statistiques, il y a un 4 ou 5 % de gens intéressés par le théâtre et encore, ils sont allés à une pièce en un an. Donc c’est toujours les mêmes types de personnes qu’on retrouve dans les gradins. J’emploierais un autre terme : il y a un rôle citoyen du théâtre, plus que politique. C’est celui de l’art en général. Il faut une éducation progressive pour apprécier une œuvre quelconque. Cela implique un changement de point de vue, un apprentissage et donc un esprit critique. C’est cet esprit critique qui est important pour la démocratie. Le fait de côtoyer l’art et la possibilité que cet art soit expliqué, ça c’est fondamental. Je suis à la tête d’un théâtre public. On essaye de sortir de nos salles : on a joué Bérénice dans un lycée technique en quadrifrontale, sans décors, dans l’atelier de réparation de poids lourds. Et cette pièce, qu’on a jouée deux fois, a laissé un souvenir important, elle a donné lieu à une discussion pour montrer que le théâtre est pour eux aussi. L’émotion permet aussi d’atteindre cette universalité. On n’a pas besoin de scénographie pour faire comprendre quelque chose. Une force se développe à partir du simple comédien qui est assis. Je trouve que dans mon parcours, je suis trop sage, trop respectueux, j’ai envie de modifier la donne dans les années qui viennent, de sortir de l’establishment, du côté bourgeois, en faire aussi pour les autres. Pas les faire venir au théâtre mais venir à eux.
Cela implique d’avoir les moyens à disposition. Comment avez-vous réussi à monter un spectacle à Avignon ?
C’est une foire internationale du théâtre. Comme un parc d’exposition, une jungle. On vient pour vendre le spectacle, pour faire des tournées. J’ai engagé des chargés de diffusion qui sont des personnes clefs. Ils exercent un travail sur le moyen terme, pour convaincre les gens, pour montrer un plan de spectacle. Avignon, c’est aussi le grand marché du théâtre en France. En tant que directeur du TAPS, j’appartiens au réseau des théâtres de villes qui est un réseau important. Il y a beaucoup de diffuseurs qui viennent. Mais tout cela ne couvrira pas les 65 -70 000 euros de frais engagés : le personnel, les salaires, les charges, la location de la salle, le transport et le déchargement. Heureusement, nous avons des financements de la ville de Strasbourg, un accord avec le maire. Je peux utiliser les moyens du théâtre dans une fourchette confortable pour produire mes spectacles. Nous avons de plus les financements des organismes parapublics comme Région Alsace ainsi que les fonds propres de la compagnie. Enfin, on prévoit entre 4000 et 7000 euros de recettes pour 15 représentations. Tout cela permettra finalement de couvrir les frais. C’est un grand pari Avignon, j’espère que cela marchera. C’est cette dynamique, le fait que chaque représentation compte, qu’elle peut être bonne ou mauvaise, qui me motive à faire mon métier.
Nous avions déjà une bonne heure derrière nous mais les cigales chantaient toujours. Olivier Chapelet, avec son café sans sucre, m’avait fait oublier leur chant monotone.
Entretien réalisé par Thomas Bleton