Paloma Hermina Hidalgo est une poétesse et romancière qui marque, par sa plume, le retour d’une écriture dense dont la beauté rivalise avec sa profondeur. Syntaxe, vocabulaire… tout y passe: le lecteur est mis face à une langue qui lui est à la fois familière et étrangère, puisque c’est un nouveau dans un ancien français – ou bien l’inverse – que déploie l’écrivaine pour mettre en scène la gémellité du tragique et de l’obscène. Dans son nouveau livre, Féerie, ma perte, c’est par l’hybridation des genres et l’affirmation d’une composante théâtrale – tout se déroule sur un castelet de marionnettes – que se pose la question de l’intrication entre création et déchéance. Portant ses textes à la scène, Paloma Hermina Hidalgo impose une présence sublime et terrible qui redouble le magistral de son œuvre.

Zone Critique : Paloma Hermina Hidalgo, vous êtes déjà l’auteure de deux recueils de prose poétique, et d’un roman ; on observe une volonté d’explorer, en terre de littérature, tous les pans possibles qu’elle recèle ; avec Féerie, ma perte, vous exécutez très visiblement un pas supplémentaire dans l’hybridation. Où s’origine cette volonté d’aller plus loin, plus fort, et comment se présente-t-elle à vous ?

Paloma Hermina Hidalgo : Avec Féerie, ma perte, l’hybridation, je crois, s’inscrit dans une nécessité intime de transgression des frontières, où se mêlent, se heurtent, et, je l’espère, se redéfinissent : poésie, théâtre, petit essai, récit, farce, oraison… Cette exigence n’est pas une rébellion gratuite contre la forme, mais un acte lié à la recherche de l’indicible. Il ne s’agit pas de suivre la logique du langage, mais de l’ouvrir à sa propre dissidence. Je voulais en particulier, par ce texte, tenter de créer des objets, des univers paradoxaux défiant toute tentative de normalisation ou de récupération signifiante, autrement dit : des textes crus, vivants, jouant à la fois sur la profusion littéraire et sur l’oralité – à la fois par l’intensité de leurs images et la fragilité de leurs structures, puisant leur intensité dans leurs dissonances génériques. Et je songe a posteriori à la « dégelée » de Rabelais, cette dégénérescence de sens et de formes, au fil de laquelle l’auteur désacralise la langue en l’enlaçant de toutes les débauches de l’esprit humain : puissance subversive du langage, qui, souvent, s’auto-dévore, y trouvant une manière de vérité. Féerie, ma perte est peut-être également la conséquence naturelle d’une recherche qui a toujours existé en moi, celle de déloger la prétendue pureté de la langue. J’y vois une déliaison du verbe autant qu’une autopoïèse, où chaque mot, chaque image est à la fois point d’origine et point de rupture. 

Z.C. : Vous êtes certes écrivaine, mais également danseuse et comédienne : avez-vous déjà expérimenté le spectacle de marionnettes ? D’où vous vient ce thème récurrent des poupées, à la limite de l’inerte et du vivant, déjà présent dans vos précédents ouvrages ?

P. H. H. : Je n’ai pas à proprement parler expérimenté le spectacle de marionnettes, mais j’en explore le principe, ou plutôt l’archétype, depuis longtemps, par la scène, le geste, la voix – et l’écriture. Féerie, ma perte s’en empare comme de figures liminales, seuils de l’être. Ce qui m’intéresse ici n’est pas tant la poupée comme objet scénique que la créature à la lisière du vivant et de l’inerte, double inachevé, concentrant l’inquiétante étrangeté chère à Maeterlinck, à Craig, à Kantor – chargée d’une densité métaphysique, d’un pouvoir occulte. Dans un univers traversé de fractures – crises du sens, du langage, du corps – elles deviennent, peut-être, les dernières garantes d’une survivance. Non pas des substituts nostalgiques, mais des matrices actives, ambivalentes, où le simulacre engendre paradoxalement une forme de vérité. Icônes profanes. Golems d’étoffe, de bois, de latex, par lesquelles une Mère démiurge tente de conjurer sa propre disparition. 

Les poupées, surtout, me ramènent aux premiers viols que je subissais enfant, dans une chambre d’adulte surpeuplée de… poupées. Souvenir de ce décor glaçant : « Sous un linteau de chêne, vingt poupées s’irisent aux chimères du vitrail. Vingt poupées, bleues, rouges, se mettent nues comme la main… » Hypothèse : la poupée, en tant que double grotesque de mon propre corps violé à différents âges, est à la fois le réceptacle de mon impuissance originelle et l’incarnation de ma revanche narrative. Elle permet un travail de reconfiguration des rapports de force, une transgression symbolique du traumatisme. Manipuler, aujourd’hui, en tant qu’auteure, ces poupées brisées, ces Pinocchias mi-chair, mi-bois, c’est peut-être prendre le pouvoir sur ce qui m’a été arraché. Elles ne sont plus seulement des réceptacles passifs : elles deviennent, par la magie de la création, les témoins et les actrices de la réécriture du récit. C’est dans cet entre-deux, entre l’inerte et le vivant, que se jouerait la catharsis. La poupée, figée dans son rôle de marionnette, devient l’instrument d’une prise de contrôle, d’une inversion de la dynamique de soumission. À travers l’acte créatif, je me réapproprie l’inceste. Le viol, dans ce contexte, n’est plus seulement un acte subi mais un matériau de transformation. Donnant vie à ces formes fragmentées, ces créatures de substitution, je réécris ma propre histoire, je leur confère une autonomie symbolique, tout en restant l’architecte du monde que je m’efforce de reconstruire. Par la présence de la poupée, le corps, que j’ai perdu dans la réalité traumatique, retrouve une place. Mais c’est une place qui n’est pas un retour à l’innocence ; c’est une transformation, une recomposition de ce que la souffrance a fragmenté. Ainsi, la marionnette devient l’épitomé, l’abrégé, de la révolte créative, de ma rébellion contre la dépossession originelle. Je transcende l’inceste en le réécrivant, comme on manipule une poupée cassée. Je viole mon inceste pour en faire mon œuvre.

Z.C. : Vous êtes connue pour cultiver une esthétique de l’acribie – de la précision aigüe – mais vous vous illustrez également par la déclamation et la mise en voix et en corps, sur scène, de cette langue fulgurante et étoilée. En va-t-il, dans Féerie, ma perte, d’une tentative de radicalisation de ces deux dimensions de votre pratique artistique ?

P. H. H. : Dans Féerie, ma perte, l’alliance entre l’esthétique de la précision et l’émergence d’une mise en voix intense constitue, en effet, une forme de radicalisation de ma pratique artistique – jeu, danse, écriture. Mon travail, jusque-là marqué par une acribie presque clinique, en effet, se trouve ici remodelé, soumis à l’épreuve de la voix, du corps et de l’interprétation sur scène. Dans Féerie, ma perte, il me semble que je cherche à intensifier une pratique qui n’est pas simplement de l’écriture mais de la tension entre l’intelligible et l’indicible, entre la maîtrise du verbe et la subversion de celui-ci par le corps et la voix. Pas un retour aux origines de la langue, mais une poussée vers ses fractures, là où le texte se désagrège et se réorganise selon ses propres logiques. J’écris, je crois, depuis cette zone où la langue perd sa clarté pour se faire mouvement pulsionnel, onde hallucinée, matériau plastique. Et ce trouble se manifeste à travers l’acte performatif, où la déclamation ne cherche pas à transmettre une signification mais à réactiver la langue, à la rendre tangible, douloureusement présente. Dans cet entrelacs de mots, de corps, et de voix, ce que j’entends radicaliser n’est pas seulement une esthétique, mais une expérience du langage qui se soustrait à l’ordre du rationnel pour entrer dans celui du spectral, de l’affectif, de l’indicible. L’abîme de cette langue n’est pas un point de départ ou un but à atteindre, mais le lieu d’une tension non résolue – cette écriture, ainsi portée à la scène, n’est pas là pour résoudre ou dominer ce qui serait perdu dans le langage, mais pour en montrer l’extrême fragilité, la violence de l’insuffisance. 

Z.C. : Est-ce en pleine conscience, lorsque vous écrivez, que vous abordez des questions existentielles particulièrement complexes? Vous vous êtes déjà exprimée sur votre manière d’écrire, qui se manifeste par ce que vous appelez de « mini éclats psychotiques »; la psychose, « jugulée », dites-vous encore, permet-elle d’articuler à l’économie linguistique qui est celle de Féerie, ma perte des problèmes que l’on pourrait qualifier de philosophiques ? 

P. H. H. : L’interrogation que vous soulevez touche à une dynamique subtile qui traverse non seulement l’écriture de <...