L’imaginaire de l’Orient a été profondément imprégné par un univers de parfums : depuis les files des caravanes avançant au pas du chameau de Bactriane, depuis Mahomet se parfumant de musc, depuis les Mille et une nuits et les aromates de Schéhérazade, nous associons à ce monde arabe (pas si) lointain et mystérieux un monde d’odeurs entêtantes, capiteuses, chaudes, aux notes de oud, d’encens, de safran et de rose. Cette culture du parfum s’est transformée dans les sociétés arabes en « passion du parfum » selon les mots d’Abdelwahab Bouhdiba. Usant d’une technologie remarquablement mise au service du sujet, l’Institut du monde arabe a rendu sensible ce monde olfactif que l’on peut découvrir dans l’exposition « Parfums d’Orient ».
Au commencement de l’exposition, un arbre à encens métamorphosé en relief nous dévoile ses ramifications délicates. Première évocation des routes mystiques de l’encens où s’entrelacent parfums et épices, narrateurs silencieux des échanges entre Orient et Occident. A l’Institut du Monde Arabe, l’exposition Parfums d’Orient s’ouvre sur ces racines ancestrales, nous convoyant à un voyage sensoriel où chaque fragrance se fait témoin d’une époque lointaine.
Rituels olfactifs et cultes religieux
Parfums et encens forment une danse mystique qui transcende les frontières des cultes religieux. Les Égyptiens considéraient les parfums qu’ils confectionnaient comme la manifestation d’une “sueur” divine imprégnant leurs temples et permettant d’opérer un rapprochement sensoriel, presque charnel, entre eux et leurs dieux. Ce n’est qu’au début du Ve siècle que l’encens a conquis les églises par le biais des honneurs funéraires et de l’iconographie de la Dormition. L’usage rituel du parfum permet l’entremêlement des chemins spirituels. L’encens, autrefois réservé à l’utilisation religieuse, est descendu des sanctuaires pour répandre ses fumerolles dans les foyers, élevant de simples demeures au rang d’autels intimes. La dimension sacrée du parfum et de l’encens est particulièrement sublimée dans les hammams, où la peau des femmes et des hommes devient un véritable autel corporel. Dans cet espace de purification, les huiles essentielles et autres fragrances se mêlent aux vapeurs, participant à la sacralisation des corps et permettant l’incrustation du religieux dans le quotidien.
La société du parfum
Car le parfum est d’abord un fait de société, maintenant encore. Dans le monde occidental, nous avons pour seule référence les publicités qui nous présentent des parfums coûteux ; dans cet « orient » révélé par ses odeurs, ces dernières sont démocratisées. Ainsi ce souk qui émane des photos quasiment en taille réelle de Vladimir Antaki (série The Guardians) : on circule entre de minuscules échoppes où se bousculent des brûle-parfums en terre cuite, des flacons et des fioles d’essences et d’alcool (100mL d’alcool pour 100mL d’essence, explique l’un des parfumeurs sur le marché, l’air d’énoncer une évidence) et les présentoirs ultra-modernes, tenus par des hommes et des femmes…
Une tour de savons d’Alep brille de mille feux comme une tour de Babel intacte ; des dispositifs olfactifs didactiques et ludiques sont essaimés tout au long de l’exposition.
Le parfum imprègne toutes les strates et tous les instants de la vie sont sacralisés : une tour de savons d’Alep brille de mille feux comme une tour de Babel intacte ; des dispositifs olfactifs didactiques et ludiques sont essaimés tout au long de l’exposition, dans les rues de la médina comme dans l’alcôve du hammam. Ils permettent de comprendre comment se constitue un parfum, à partir d’exemples : Christopher Sheldrake, nez emblématique de Chanel, nous fait sentir comme un ajout de graines de coriandre au somptueux et sucré « lune d’ambre » l’équilibre immédiatement. Et l’on est baigné d’odeur de bienvenue au moment d’entrer dans une maison palestinienne, dont les carreaux du sol sont reproduits… en épices. Une manière de suggérer que cette société a le parfum au cœur et au corps, et qu’on ne peut la comprendre qu’avec tous ses sens.
Le parfum au cœur des questions de genre
Au cœur de l’exposition, Arabian jasmine bullets de l’artiste saoudienne Reem al Nasser est une oeuvre poignante soulevant les enjeux gravitant autour du mariage pour les femmes. À travers la création audacieuse de pièces de tenue de mariage confectionnées à partir de boutons de jasmin, l’artiste soulève habilement ces thèmes profondément enracinés dans la culture orientale. Les boutons de jasmin, délicats et éphémères, revêtent ici une signification symbolique puissante – ils se font l’allégorie d’éléments intimes tels qu’un soutien-gorge, une culotte et une couronne de mariage. Cette métaphore visuelle semble évoquer la consommation du mariage par l’homme, questionnant la notion traditionnelle de virginité et de sa corrélation archaïque avec la valeur morale d’une femme. La dualité entre la fraîcheur initiale des boutons de jasmin et leur inévitable déclin renvoie le visiteur à la temporalité du mariage, la transformation des pétales parfumés suggérant une consommation symbolique et physique de la mariée, suivie d’une désuétude sociale et émotionnelle.
Et comme en écho au Mesk Ellil de l’artiste marocain Hicham Berrada, qui nous faisait entrer dans un jardin nocturne aux odeurs de jasmin dans un renversement complet du jour et de la nuit, The Perfume Garden de l’artiste émiratie Huda Lutfi se veut retour aigu à la réalité. Son œuvre se profile comme une puissante déclaration féministe au sein de l’exposition, capturant l’essence de la lutte des femmes pour l’émancipation au travers d’une oeuvre parlante. Des femmes sont figées dans des flacons de parfum cristallins, évoquant une réflexion sur les normes oppressives qui bien trop souvent les limitent dans leurs ambitions.
L’exposition réussit à nous faire réfléchir autrement ; à partir des parfums, de la maison réconfortante dont ils sont l’emblème, de la rébellion qu’ils peuvent symboliser, c’est un monde oriental qui se reconstruit dans sa complexité. Et à la sortie, on est invité à se parfumer avec une fragrance signée Christopher Sheldrake, comme pour continuer la méditation sensuelle…
- Exposition Parfums d’Orient à l’Institut du Monde Arabe, du 26 septembre 2023 au 17 mars 2024.
Un article co-écrit par Marion Bauer et Marie Chuvin.
Illustraion : Parfums d’Orient, exposition de l’IMA du 26/09 au 17/03