Sous le titre de Lydie Salvayre, Pas pleurer, on peut lire « roman ».
D’emblée, au « seuil » du livre pour reprendre un terme de Genette, est donné au lecteur une indication de lecture, un chemin à suivre. Ce sous-titre « roman » est pourtant bien banal et ne pousse le lecteur à la réflexion que dans le moment de l’après-coup de l’après-la lecture, une fois le livre fermé et la couverture à nouveau observé avec un regard qui n’est plus celui de la curiosité mais celui de la perplexité : s’agissait-il vraiment d’un roman ? (encore faut-il supposer que le roman puisse se définir) rectifions donc notre question : ce récit correspond-t-il vraiment à l’idée que l’on se fait du roman ?
Récit d’une jeune femme, Lydie Salvayre qui narre ce que sa propre mère lui raconte : son expérience politique de l’Espagne des années trente avant la Seconde Guerre mondiale et au moment de la prise du pouvoir par Franco. Pourtant ce récit n’est pas généralisateur au sens où il s’agit d’une forme de micro-récit qui s’étale sur une période très brève : principalement l’année 1936, seule année dont se souvient la mère de Lydie Salvayre qui se fait dès lors le relais de la mémoire de sa mère. La quatrième de couverture du livre, autre « seuil », commence par « Deux voix entrelacées. /Celle, révoltée de Bernanos, témoin direct de la guerre civile espagnole (…) Celle, roborative, de Montse, mère de la narratrice et « mauvaise pauvre ». Pourtant les deux voix qui s’entrelacent réellement sont bien plutôt celle de la mère, Montse et celle de la fille, narratrice. Deux voix qui s’entremêlent au sens le plus fort du terme et qui vont jusqu’à de se confondre parfois complètement de telle sorte que le lecteur ne sait plus qui parle, la mère et la fille ne faisant plus qu’un. Autobiographie ou roman ?
Bernanos en toile de fond
La référence à Bernanos est à la fois historique et littéraire, historique car ce qui est évoqué dans le roman de Salvayre c’est bien le témoignage de Bernanos sur la guerre civile espagnole, l’intérêt est historique. Bernanos n’est pas une voix, il est une citation, rien de plus. Pourtant des extraits des Grands Cimetières sous la lune confondent le lecteur. Le Bernanos évoqué semble être un personnage politiquement sympathique et n’est pas l’extrémiste de droite que l’on croit. Roman ou témoignage ? Qui parle ? Qui écrit ? Bernanos ou la mère, la mère ou la narratrice ?
Le lecteur n’est pas ménagé. Le récit de la fille de Montse est aussi un récit romanesque de jeunesse, de la découverte de la vie dans une période de l’histoire pour le moins turbulente, le récit d’une femme aussi, forcée de se marier à un communiste conciliant, ennemi juré du frère de Montse, Josep fervent communiste, car Montse est fille-mère, enceinte de celui que « ma sœur et moi, appelons, depuis l’enfance, André Malraux ». Les références aux ouvrages littéraires et aux personnalités littéraires émaillent le récit, semblant parfois en devenir des béquilles, comme pour lui conférer une légitimité qu’il a pourtant déjà.
Les références aux ouvrages littéraires et aux personnalités littéraires émaillent le récit, semblant parfois en devenir des béquilles, comme pour lui conférer une légitimité qu’il a pourtant déjà.
Réflexion sur la mémoire
Mais au sein de ces voix qui s’entrecroisent et s’unifient, la question qui interroge est bien celle de la mémoire. D’une mémoire abyssale qui est à la fois collective, familiale et profondément subjective.
Mémoire collective dans laquelle est prise Bernanos et ses Grands Cimetières sous la lune, le récit de l’expérience de la mère s’ouvrant à une forme d’altérité, à un autre discours littéraire, mais s’ouvrant aussi à un autre temps, alors que la narratrice écrit après-coup, après le récit premier de sa mère, Bernanos écrit sur le vif.
Le centre du récit est bien la mémoire de la mère, mémoire défaillante qui n’a gardé en elle que l’été de 1936 et rien d’autre, plus rien, l’été 36 n’est que la pointe visible et ténue d’un iceberg immergé. Ce qui légitime Pas pleurer est bien une opération de sauvetage in extremis de la mémoire maternelle que la fille, par le biais de l’écriture s’approprie peu à peu : « Les livres sont faits aussi pour cela », pour mettre la mémoire « en sûreté ».
Mais « cet été qu’elle [la mère] a, je présume, rétrospectivement embelli, dont elle a, je présume recrée la légende pour mieux combattre ses regrets à moins que ce ne soit pour me plaire… », cet été n’est –il pas lui-même embelli par l’écriture par le récit qui modifie toujours, imperceptiblement les faits et pour qui l’objectivité est impossible, n’est-il pas, on le présume, embelli pour plaire au lecteur ?
La langue elle-même est hybride à l’image de cette mémoire qui fusionne la mère et la fille en une seule personne, le récit étant parsemé de mot espagnols et d’évocations des difficultés de la mère à parler correctement le français, le français de la mère restitué dans son authenticité, avec ses erreurs. Mais la mémoire est langage et ici le langage tout comme la mémoire est hybride, le français se faisant le relai de l’espagnol, la fille devenant médiation pour sa mère.
On ne comprend pas alors, pourquoi cette réflexion sur la langue et la mémoire laisse autant de place aux insultes, on se serait volontiers contenté de celles en espagnol qui, de par leur étrangeté deviennent quasi-poétiques.
Pas pleurer « roman ». Mais aussi autobiographie, témoignage, traduction, réflexion sur la langue, poésie. « Roman » pourtant. Bakhtine définit dans sa Théorie du roman l’essence du roman comme éminemment polyphonique. Dès lors que serait Pas pleurer sinon un roman ?
- Pas pleurer, Lydia, Salvayre, Seuil, 228 pages, 18,5 euros