Pour mettre en scène Phèdre(s) au théâtre de l’Odéon, Krzysztof Warlikowski a choisi les textes de Wadji Mouawad, Sarah Kane et J.M. Coetzee : trois écrivains qui explorent tour à tour la beauté, la cruauté, l’innocence et la pureté de « la fille de Minos et Pasiphaé » incarnée par Isabelle Huppert. Cette version plurielle de Phèdre que propose Warlikowski est déstabilisante, esthétique et moderne.
Dans l’avant-propos de Une chienne, Wadji Mouawad raconte comment la réécriture de Phèdre l’a ramené à ses propres origines et comment il a dès lors pu faire de cette héroïne tragique, sienne. C’est ainsi que le spectacle débute ; dans un night-club libanais, le corps d’une danseuse orientale s’offre à la vue de tous les regards et ondule au rythme de la chanson arabe interprétée par Norah Krief. Puis, entre Aphrodite. Longs cheveux d’un blond platine, body noir et collant résille : Aphrodite est vamp, chic et « choc ». Comme dans la tragédie d’Euripide, la déesse annonce le sort qu’elle réserve à Phèdre ; éprouver un amour illégitime et illimité pour son beau-fils, Hippolyte. Pourquoi ? Parce que Phèdre subit la haine collatérale d’Aphrodite envers Hippolyte. Mais, au fond, la déesse ne jalouse-t-elle pas le désir humain, la jubilation de la rencontre des chairs ?
Phèdre loge dans un hôtel de luxe qui n’a que le confort des apparences. Ce bâtiment a été construit sur les cendres de cadavres et de ruines, la mémoire du passé est imprimée sur ses murs dépouillés, abîmés. Phèdre avoue avec honte mais nécessité son amour pour Hippolyte à Oenone qui le confie aussitôt au principal intéressé. Phèdre se sent trahie, anéantie. Quand, un chien noir, peut-être la forme animale du bien-aimé, avance vers elle et la pousse à étouffer l’humiliation dans le sang et les larmes. Comme elle libère sa parole, elle libère ses fureurs et s’abat sur le sol, la main crispée sur son couteau.
Dans L’Amour de Phèdre, Sarah Kane met l’accent sur un Hippolyte décadent. Il n’est plus l’homme chaste de la pièce grecque mais un être solitaire, au besoin de souillure et de transgression. Les avances de Phèdre le laisse de marbre puis le révulse. Le texte de Kane dialogue ainsi avec celui de Mouawad et annonce la version finale de Coetzee dans un triptyque savamment orchestré : Elizabeth Costello interroge les figures divines inventées par les mortels pour donner forme à leur besoin de transcendance. Elle devient la troisième et dernière Phèdre de Warlikowski. Plus réflexive, plus ironique mais néanmoins délirante.
Des plans de lecture
Warlikowski, par le jeu des écrans, présente plusieurs plans de lecture. Grâce à la captation vidéo en direct, il fait ressurgir des espaces hors-scène ou difficilement perceptibles par le spectateur. Par exemple, le visage d’Hippolyte dos au public dans sa cage en verre est renvoyé sur le mur central du décor. Mais l’usage de la vidéo relève avant tout d’un objectif artistique. Warlikowski pose des filtres sur les images qu’il retravaille instantanément. Ce qui donne au spectacle un aspect « paillette et glamour hollywoodien ». Il recourt à une caméra aérienne qui tourne sur elle-même pour appréhender les vertiges de Phèdre allongée sur son lit. Du côté du public, le parcours s’individualise ; chaque spectateur doit choisir sur quoi orienter son regard, bien souvent davantage capté par la puissance magnétique de l’écran. Du côté de l’acteur, la vidéo et la sonorisation des voix impliquent une nouvelle forme de jeu qui sert un certain naturalisme. L’empreinte cinématographique de la mise en scène de Warlikowski est très forte, au point même d’empiéter sur la forme dramatique pure. Le jeu théâtral est souvent délaissé au profit de la projection d’extraits de film dont le lien métaphorique avec l’action n’appelle pas à davantage d’explications qu’une mise en abyme esthétique.
Le décor, à la vetusté élégante, laisse imaginer de multiples espaces : le dortoir déserté d’un asile psychiatrique, une salle de « douche » dans un camp d’extermination, l’antichambre d’un pénitencier…
Le décor, à la vetusté élégante, laisse imaginer de multiples espaces : le dortoir déserté d’un asile psychiatrique, une salle de « douche » dans un camp d’extermination, l’antichambre d’un pénitencier… Une boîte blanche dans laquelle vient s’imbriquer par moment une autre boîte en verre crée un jeu de transparence qui laisse voir l’être aimé, Hippolyte, sans pouvoir assouvir le désir de Phèdre.
Enfin, en dépit de quelques longueurs, Isabelle Huppert incarne avec prouesse tous les masques de Phèdre; une héroïne double, contradictoire, ni « tout à fait coupable, ni tout à fait innocente ». Rappelez-vous, dans le langage racinien, l’amour se dit flamme et la culpabilité se dit noire : « flamme noire ». Warlikowski joue sur les contrastes d’ombre et de lumière ; lumière que capte l’image quand la réalité devient trop sombre. Et Phèdre ne cesse de répéter : « je brûle ».
Belle, cruelle, innocente et pure chez Mouawad, réelle, au sens de “contemporaine”, chez Kane et Coetzee, Phèdre est tout simplement humaine, trop humaine.
- Phèdre(s), mis en scène par Krzysztof Warlikowski, écrit par Wajdi Mouawad, Sarah Kane et J.M. Coetzee, avec Isabelle Huppert au théâtre de l’Odéon, jusqu’au 13 mai 2016.
- Une chienne, Wajdi Mouawad, Actes Sud – Papiers, 2016, 11,50 €
- L’Amour de Phèdre, Sarah Kane, traduit de l’anglais par S. Magois, L’Arche, 2009, 10 €
- Elizabeth Costello, J.M. Coetzee, traduit de l’anglais par C. Lauga du Plessis, Points, 2006, 7 €