Et si poésie et photographie se mettaient à dialoguer ? On connaissait Milène Tournier poétesse et dramaturge (De la disparition des larmes, Editions Théâtrales, ou encore L’Autre jour, Editions Lurlure) ; on la découvre ici dialoguiste avec deux photographes : Philippe Quinta et Rémi Tournier. Loin d’un livre de juxtaposition de photographies et de textes qu’on pourra dire poétiques, Puisque chacun pourra partir, chacun pourra rester (Editions Unicité, Juillet 2023) signe un véritable dialogue entre l’autrice et ses compagnons photographes.
Ceci n’est pas un catalogue de photographies et de poèmes. Si photographes et poètes entretiennent depuis toujours des liens réguliers (on connaît les liens privilégiés qu’a pu avoir Nadar avec la plupart des auteurs de la deuxième moitié du XIXème siècle, qu’ils soient réticents ou non à cette nouvelle technique), il n’est pas question ici d’assister à une sorte de collage entre des textes d’un côté et leurs illustrations photographiques de l’autre. Il ne s’agit pas non plus pour l’autrice d’écrire à partir des photographies des espèces de descriptions faussement instantanées qui donneraient l’impression aux lecteurs d’assister à la scène figée juxtaposée, à la manière d’une sorte de légende poétique. Enfin, Puisque chacun pourra partir, chacun pourra rester n’est pas non plus une sorte de traité poétique sur la photographie ou de commentaire poétique comme ont pu le faire Yves Bonnefoy (Poésie et photographie, 2014) ou encore Jack Kerouac à l’occasion du livre de photographies de Robert Frank (Les Américains, 1958).
Chacun pourra rester puisqu’à trois, nous nous tenons ici
Ce livre est un trilogue ; trois voix s’entrecroisent et racontent à la manière d’un trio d’écrivains une même réalité regardée depuis le même point de vue. Regarder du même endroit, oui, mais avec chacun ses propres yeux. Si l’écriture peut s’amuser à mentir ou déguiser la réalité, les noms, eux, s’abstiennent de mentir ici. C’est bien du père de l’autrice dont il est question dans ce recueil aux côtés de Philippe Quinta. Pour autant, il n’est pas question pour ce dernier d’être une sorte de troisième roue gênante de cette charrette artistique ni un interlocuteur subi ou gêné qui viendrait interrompre un dialogue initial entamé auparavant entre le père et la fille Tournier. Bien au contraire, le livre s’articule véritablement comme une sorte de veillée nocturne presque anonyme si l’on accepte de s’imaginer que les mots et les images viennent comme de nulle part et qu’on s’intéresse bien plus à les recevoir entre nos mains ou au creux de nos oreilles plutôt qu’à quêter l’origine de cette offrande nocturne et sympathique. Car ici, autant qu’un écho qui se serait avéré peut-être un peu répétitif entre un texte et une image, il existe aussi – et surtout ! – une sorte de carré (qu’on pourrait dire magique) entre les deux photographies et les deux textes, de sorte que le livre doit se lire non pas par série de deux pages mais sous la forme d’une sorte de rubik’s cube dialogué. En effet, si la photographie et l’image dialoguent entre elles naturellement par le dispositif de la double-page, il faut aussi se laisser tenter par un dialogue entre l’image de chaque photographe qui porte sur la même série tout comme les deux textes qui, presque comme s’ils avaient été écrits l’un par la main gauche et l’autre par la main droite, viennent se proposer l’un à l’autre comme l’autre facette du même cube dont il faudrait aligner chaque série de couleurs.
Au fond donc, bien que non signées ou légendées immédiatement, les images se parlent entre elles et les textes, entre eux aussi, se répondent et discutent à la manière de bons amis qui se seraient retrouvés là à écrire au même café sans s’être concertés auparavant. Car la photographie, ici, écrit autant ce qu’elle voit que les textes fixent ce qu’ils ont regardé.
« Les arbres entament des danses grises qu’ils ne finissent pas.
La boue servira à recueillir la lumière. »
Chacun pourra partir ; nous nous voyons de loin comme de près
« Nos visages sont la photo que le petit accordéon sous cape d’une capuche ou d’une chambre noire a révélée, à ceci près que deux photographes auront voulu prendre la photo au même moment et c’est d’ailleurs pour ça qu’on a deux profils comme deux guillemets qu’aucune parole n’écarte l’un de l’autre et qui, avec des aises de trapézistes changeant de barre par une main proche, s’apprennent dans un vis-à-vis silencieux. »
Ils se sont retrouvés parce qu’ils écrivaient seuls. Comme une sorte de remède à la mélancolie, ce livre accorde au pluriel les solitudes
Ils se sont retrouvés parce qu’ils écrivaient seuls. Comme une sorte de remède à la mélancolie, ce livre accorde au pluriel les solitudes (c’est d’ailleurs un pluriel que l’on pourrait interroger tant il peut, au moins au premier abord, paraître sémantiquement impossible puisque la solitude – croira-t-on – se vit seul et strictement seul). Puisque chacun pourra partir, chacun pourra rester propose une sorte de confusion des solitudes. Non pas une sorte de galimatias duquel on ne pourrait rien retirer mais plutôt un mélange de toutes les solitudes qui se font face et qui, ensemble, s’autorisent à cohabiter un même endroit et se surveillent mutuellement – discrètement, aussi – pour prendre soin ensemble du monde que l’on maintient vivant. Il faut apprendre alors à regarder le pigeon comme une mère qui couve, immobile, les souvenirs en train de mourir autant que le vendeur de tombola aveugle. La vie, cette immense loterie que l’on photographie et que l’on pense maîtriser parce qu’on l’encadre ; avec une photographie, avec un texte, au creux d’un regard.
« On sera las des face-à-face. On aura cessé de croire que se formulent là des choses. Au contraire. Chacun dans ses poches. On partagera assez d’être tous les deux dans le froid, comme sur une même marche d’escalier. Savoir, le savoir tout à fait, que la rencontre veut autre chose. Et que lorsqu’un visage en croise un autre le soir, c’est l’astre là-haut que les deux croisent. Et menace et calme seront équivalents. Car puisque chacun pourra partir, chacun finalement pourra rester. »
Puisque l’un rend visible, l’autre peut s’absenter (un temps)
Roland Barthes, avec sa Chambre claire (1980) nous aura appris que la photographie peut être toute aussi intime que n’importe quel écrit. Dans ce livre, il avoue maladroitement que la théorie, si elle peut préserver parfois certains concepts, ne ressuscitera jamais les êtres qui nous manquent. Une photo absente, irrémédiablement, est un trou à combler. Ainsi écrit-il : « Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit ». Si le livre écrit par Milène Tournier, Philippe Quinta et Rémi Tournier est la proposition d’une consolation, sans doute qu’il faut aussi accepter son impossible parachèvement : il faut laisser aux trois compagnons la possibilité de partir puisqu’ils sont restés là le temps de nous livrer leurs mondes réunis. « Et la consolation ne viendra pas de ce qui reste mais de ce que ce qui reste est voué aussi à partir. »
Sans doute est-ce cela que désigne Milène Tournier quand elle formule « la deuxième photo qu’heureusement on ne voit pas ». Puisque les compagnons ont rendu visible l’invisible, que les amis ont photographié l’invisible qu’ils ont vu et que la dialoguiste a écrit ce que ses mains lui ont murmuré une à une, ils peuvent désormais s’absenter le temps de laisser exister cette deuxième photographie. Elle sera sans doute le négatif des premières, la face cachée de la lune qu’on avait alors observée avec eux et que l’on se plaisait à taire ensemble puisque c’était alors une façon de dire qu’on était réunis auprès d’eux pour une nuit (négatif du jour). « Et le visage est un adieu. »
« Monuments, visages et cœurs vieilliront ensemble. On dira dentelles, pour nos rides. L’époque aussi s’enfuira, qui flétrira ses icônes. Ce sera venu la fin dont tant on avait parlé. Et déjà de nouveaux messies arriveront, qui, comme dans les films de science-fiction avec le bruit des pas et le bruit du silence autour du pas et de l’écho, marcheront au milieu de nos publicités, enjamberont nos victoires et nos canons. Dans ce film-là, on entendra aussi l’écho, en plus de celui d’un pied qui se pose, d’un cil qui bat. »
- Puisque chacun pourra partir, chacun pourra rester, Milène Tournier, Editions Unicité, Juillet 2023
Crédit photo : Milène Tournier © Maf Cati Salerno