Jusqu’au 29 janvier au Théâtre de Belleville, la compagnie La Poursuite du Bleu présente Coupures, récit d’un dilemme moral et politique autour du déploiement d’antennes 5G dans un village de campagne, et réflexion sur la voix des citoyens en démocratie.
Le spectacle fait émerger les enjeux d’un drame politique et écologique à échelle humaine, celle d’une petite commune rurale.
« Quel est le sujet ? » se demande un des personnages de Coupures, à l’acmé de la pièce. Et, par effet miroir, c’est la même question que nous nous posons à propos du spectacle, dernière création de la compagnie La Poursuite du Bleu au Théâtre de Belleville. S’agit-il d’un spectacle sur les difficultés du monde agricole et paysan ? Sur la participation citoyenne en démocratie ? Sur les enjeux écologiques de l’aménagement du territoire ? Sur les compromissions de nos élus, la tension entre idéalisme et pragmatisme ? Sur le ressentiment des gens ordinaires envers les élites au pouvoir, et l’impuissance à agir ? Sur la crise d’un couple soumis à des choix impossibles ? En réalité c’est tout cela à la fois, et plus encore, qui se joue sous nos yeux pendant une heure et demie. Telle est la qualité de l’écriture de Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget – co-auteurs, co-metteurs en scène et tous deux également au plateau : faire émerger, dans une intrigue ciselée, l’ensemble des enjeux d’un drame politique et écologique on ne peut plus actuel, tout en restant à une échelle humaine, celle d’une petite commune rurale.
L’histoire est celle de Frédéric (Samuel Valensi), maire écolo de ce village de campagne et lui-même président d’une exploitation agricole bio gérée par sa femme Sahar (June Assal) et son beau-frère Eliès (Paul-Eloi Forget), mis en demeure d’expliquer devant une assemblée de citoyens (le public) son incompréhensible décision : avoir accepté le déploiement d’antennes-relais de dernière génération sur le territoire de la commune, en dépit des incertitudes concernant leurs effets sur la santé des hommes et des animaux.
L’interrogatoire mené par Louise (Valérie Moinet) fait alors office de récit-cadre dans la narration, les explications de Frédéric devenant flash-backs de tous les événements ayant mené selon lui à cette issue : visites des représentants de la compagnie de télécommunications, réunions du conseil municipal, naissance d’un enfant, accumulation des dettes, échanges épistolaires, travail acharné, conversations avec le préfet et avec les habitants… les scènes s’enchaînent avec une fluidité parfaite, portées par la versatilité de la troupe (les quatre déjà cités plus Michel Derville, tou.te.s excellent.e.s). D’habiles effets de scène, notamment grâce à l’utilisation de deux écrans vidéos, et le violon de Lison Favard viennent accompagner et souligner cet engrenage.
Crise rurale et politique du territoire
Nourrie par un important travail de recherche sur le terrain, en milieu agricole, et de documentation (les auteurs citent notamment dans leurs sources le rapport de la commission d’enquête du parlement sur le déploiement des énergies renouvelables et la corruption des élus, ou encore le travail du journaliste Guillaume Pitron sur l’impact du numérique), la pièce n’en est pas pour autant didactique. La forme de la reconstruction a posteriori des événements permet de montrer sans fard la complexité d’une telle situation : pris dans des contradictions, des enjeux qui les dépassent et des nécessités personnelles, les personnages agissent selon un principe de réalité qui évite le moralisme. Dans le quotidien de Frédéric, Sahar et Eliès, nous reconnaissons les difficultés auxquels font face les agriculteurs aujourd’hui, devant composer avec une bureaucratie tentaculaire, réduits à attendre les aides de l’Europe, sans cesse au bord de la faillite, soumis aux fluctuations des marchés financiers et à des aléas climatiques de plus en plus imprévisibles.
Coupure entre les élites urbaines et le monde paysan et provincial, coupure entre ceux qui aménagent le territoire et celleux qui l’habitent vraiment…
A cette situation déjà intenable vient alors se superposer l’enjeu central : les fameuses antennes-relais, symboles et symptômes de toute une politique publique d’aménagement du territoire, où l’État fraie avec les lobbys industriels, où les décisions sont prises loin des représentants du peuple, derrière des portes closes, par des technocrates (« Des experts sont des experts, ils n’ont pas besoin d’être élus ! »), et finalement imposées de haut en bas avec toute la violence d’un appareil d’Etat centralisé. Ces deux enjeux sont en fait le recto et le verso d’une même pièce : c’est le même système capitaliste d’exploitation du vivant qui accule Frédéric dans son métier d’exploitant agricole et dans son rôle de maire. La pièce justifie ici son titre : coupure entre les élites urbaines et le monde paysan et provincial, coupure entre ceux qui aménagent le territoire et celleux qui l’habitent vraiment… et coupure entre les élu.e.s et celleux qu’ils représentent ?
Un spectacle « semi-participatif »
Avez-vous l’impression que votre voix compte ?
En effet, au cœur de ces Coupures, est posée la question de la démocratie. « Avez-vous l’impression que votre voix compte ? » nous demande littéralement la comédienne au début du spectacle. Cependant, alors même que nous sommes placés dans cette position de citoyen au sein d’une assemblée de village, censés donner notre avis sur les actions du maire, nous assistons impuissants et déboussolés à tout ce sur quoi nous n’avons pas prise. En ce sens, Coupures est, selon les propres dires de ses auteurs, un spectacle « semi-participatif », qui à la fois dénonce le manque de consultation publique dans les processus décisionnels, et déconstruit, non sans ironie, les illusions d’un théâtre qui serait faussement immersif ou participatif. Manière d’interroger les modalités qui permettent – ou non – l’exercice nécessaire de la prise de parole.
Traquant les dynamiques de pouvoir, les conflits d’intérêts, la corruption, et autres maux institutionnels, Coupures nous rappelle que la démocratie ne se porte jamais aussi bien que lorsqu’elle écoute et intègre le plus grand nombre. Samuel Valensi, Paul-Eloi Forget et la compagnie La Poursuite du Bleu nous proposent de mettre les mains dans la terre, dans la complexité actuelle des enjeux de territoire et d’écologie, et de planter, à leur exemple, les graines d’un théâtre de société véritablement conscient et actif.
- Coupures, mise en scène et écriture de Samuel Valensi et Paul-Eloi Forget, au Théâtre de Belleville jusqu’au 29 janvier.