Meillassoux
S’imagine-t-on un monde où tout est contingent sauf la contingence, où certaines choses sont impossibles parce que tout est possible, un monde étonnant parce qu’il est sans mystère, où les lois de la nature sont stables, mais peuvent changer à tout moment, un monde où il faut croire en Dieu parce qu’il n’existe pas, et où Dieu pourrait être le fils de l’homme ? S’imagine-t-on encore que ce monde est le nôtre ? Quentin Meillassoux, philosophe et métaphysicien, entend du moins nous le démontrer. Une fois n’est pas coutume, nous publions un papier plus ambitieux et plus exigeant  pour approcher le système métaphysique complexe de ce philosophe.

Les sciences physiques contemporaines, malgré leur prodigieux essor, se trouvent fragilisées par une grave lacune épistémologique : les lois de la nature qui sont leur objet se trouvent saisies toujours plus précisément sans pourtant que nous sachions ce qu’elles sont. Faut-il les considérer comme les lois éternelles et fixes de tout devenir, ou seulement comme celles qui régissent notre petit bout d’univers ? Ont-elles toujours été les mêmes, le seront-elles toujours ? On le voit, la question est ontologique autant qu’épistémologique : se demander comment démontrer que les lois de la nature, vérifiées jusque-là dans l’expérience, seront encore effectives à l’avenir, c’est aussi s’interroger sur leur nécessité. Ce double problème de l’induction de la nécessité des lois à partir de l’expérience a été surnommé “problème de Hume“ : dans son Etude sur l’entendement humain, entre autres, le philosophe écossais remarquait que rien ne nous prouve que le pain qui nous a nourri hier nous nourrira ce soir, ou que le Soleil se lèvera à nouveau demain –quoique nous en soyons tout à fait persuadés. Lui-même ne s’attacha pas à démontrer la nécessité des lois de la nature, et son problème, moins confronté que dissimulé, est resté irrésolue depuis. Que penser, alors, des lois de la nature ?

 La nécessité de la contingence

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Sans s’en cacher la très haute pertinence, Quentin Meillassoux s’attaque au “problème de Hume”. Normalien, ancien répétiteur de l’Ecole normale supérieure et professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 2012, il est l’auteur d’une thèse de doctorat soutenue en 1997, l’Inexistence divine[1] -jugée trop imparfaite par son auteur et qui n’a pas encore paru-, du désormais célèbre Après la finitude (2006)[2], d’un essai Le nombre et la sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé. (2011)[3], de Métaphysique et fiction des mondes hors-science (2013)[4], ainsi que de plusieurs articles. Ses travaux, qui prennent à chaque fois la ferme résolution de l’explicite, ont l’ambition de rompre avec la dévalorisation moderne et contemporaine de la métaphysique pour redonner ses droits à la pensée de l’absolu. C’est d’ailleurs là tout le projet du réalisme spéculatif, un mouvement philosophique contemporain initié à Londres en 2007, dont Quentin Meillassoux est la figure de proue, et qui cherche –mais il va s’agir d’éclaircir cela ici- à penser les propriétés absolues de la réalité sans que la pensée ne les altère.

Le “problème de Hume” fut probablement le catalyseur de la philosophie de Quentin Meillassoux. Car si l’on a toujours échoué à le résoudre, à démontrer que les lois de la nature sont nécessaires, peut-être est-ce tout simplement qu’elles ne le sont pas : c’est là l’hypothèse initiale de L’inexistence divine, qui tente en conséquence d’en démontrer la contingence –la nécessaire contingence. Cette voie détournée est moins impraticable si l’on se défait de la conception habituelle par laquelle nous pensons le changement, de sa conception probabilitaire. Il n’y a certes rien de nouveau à dire que le monde contient une bonne part d’indécidé, mais celle-ci, depuis Héraclite, a uniquement été pensée sur le mode du hasard, qui n’agit jamais qu’au sein d’une structure préalable, invariable quant à elle : de même qu’un dé à six faces ne produira jamais un septième résultat, inédit, de même, pensons-nous, le chaos de notre monde est limité par l’armature inchangeable du système des lois de la nature. Combien grande puisse être la puissance du hasard, il ne peut jamais produire de cas radicalement nouveau. Et quand bien même, du point de vue du hasard, l’on conçoive que les lois de la nature puissent changer, c’est alors parce qu’elles répondent à système plus global de lois, celles de l’univers, ou de l’Univers des univers.

Le hasard ne donne à penser qu’une fausse nouveauté, qu’il est ensuite facile de réduire à un calcul de probabilités : tel événement a plus ou moins de chance de survenir que tel autre, et ce au regard des lois susceptibles de le faire advenir ou non

Le hasard ne donne à penser qu’une fausse nouveauté, qu’il est ensuite facile de réduire à un calcul de probabilités : tel événement a plus ou moins de chance de survenir que tel autre, et ce au regard des lois susceptibles de le faire advenir ou non. C’est dans cette perspective du hasard qu’il parait absurde de chercher à démontrer la nécessaire contingence des lois de la nature. Car si elles étaient contingentes, ne seraient-elles pas remises en cause à chaque instant, comme si notre monde n’était qu’une face d’un dé sans cesse relancé ? Il serait on ne peut plus improbable que ces lois restent inchangées, comme c’est pourtant bien le cas dans l’expérience. La conception probabilitaire qu’offre le hasard n’est pourtant pas la seule possible. La contingence n’est pas le hasard ; ce qui n’a pas de raison d’être peut en manquer non parce que nous en ignorons la cause exacte, mais parce qu’il n’en a aucune. Un fait contingent doit en conséquence être considéré comme radicalement nouveau, insubordonné à aucune loi plus générale. Mais comment prouver que les lois de la nature sont contingentes ? Pour Meillassoux, la contingence se prouve elle-même : seule la contingence ne peut elle-même être contingente –car il serait contradictoire qu’elle le soit. Dire en effet de la contingence qu’elle n’est pas nécessaire, par exemple parce que les lois de la nature le sont, ou dire que la contingence ne peut être nécessaire que pour la pensée humaine, qui n’aurait pas la capacité d’affirmer quoique ce soit de définitif sur le monde, c’est dans les deux cas affirmer la nécessité d’une contingence (celle de la contingence ; celle de la pensée de la contingence), et par suite la possibilité pour l’homme de penser rationnellement la nécessité de la contingence ; bref, c’est s’auto-réfuter. Cette vérité première, qui veut que tout soit contingent sauf cette contingence elle-même, qui veut que toutes les choses du monde ne soient que des faits, que l’on ne peut que constater et dont on ne peut donner de raison d’être, cette vérité première, Quentin Meillassoux la nomme principe de factualité : ce qui seul n’est pas un fait est la facticité des faits eux-mêmes, et la factualité désigne l’impossibilité de redoubler la facticité, de l’attribuer à elle-même. On ne sera certes peut-être pas surpris de voir un philosophe –un de plus- prétendre avoir découvert le principe ultime de la réalité. Les présocratiques voyaient en toutes choses l’air, le feu ou l’eau, les penseurs chrétiens avaient leur Dieu, Schopenhauer et Nietzsche leurs Volontés respectives –Meillassoux peut bien miser sur la contingence. A penser ainsi, on se tromperait cependant sur la nature du premier principe meillassolien. Car faire du feu, d’un Dieu plus ou moins anthropomorphique, ou d’une instance subjective le principe de toutes choses, c’est ériger comme absolu un étant, une chose du monde – et en imposer bien inconsidérément le joug à tout le reste. Affirmer que seule la contingence est nécessaire revient en revanche à éviter la confusion entre l’étant et l’être, entre les choses du monde et leur principe, puisque devient principe de toutes choses la facticité les imprégnant toutes sans exception –leur possibilité de ne pas être.

Mais, il faut aussitôt insister sur ce point, que tout doit pouvoir être autrement ne signifie pas qu’il le devienne

Tout –et même les lois de la nature- peut être autrement : la croyance en l’immuabilité des lois de la nature, nous explique Meillassoux, est similaire à celle de la fixité des espèces, que la science a fini par rendre caduque. Mais, il faut aussitôt insister sur ce point, que tout doit pouvoir être autrement ne signifie pas qu’il le devienne. Il n’est donc pas absurde de penser que les lois de la nature, quoique non nécessaires, demeurent les mêmes : la contingence n’étant pas réductible au calcul probabilitaire, il n’est pas pertinent de dire qu’il n’y aurait qu’une chance infime pour les lois de la nature de rester inchangées si elles n’étaient pas nécessaires. Il n’est certes pas sûr que la perspective qui s’ouvre alors soit plus rassurante :

« Si nous regardons au travers de la fente ainsi ouverte sur l’absolu, nous y découvrons une puissance plutôt menaçante –quelque chose de sourd, capable de détruire les choses comme les mondes ; capables d’engendrer des monstres d’illogismes ; capables aussi bien de ne pas passer à l’acte ; capable certes de produire tous les rêves, mais aussi tous les cauchemars ; capable de changements frénétiques et sans ordre, ou, à l’inverse, capable de produire un univers immobile jusqu’en ses moindres recoins. Comme une nuée porteuse des plus féroces orages, des plus étranges éclaircies, pour l’heure d’un calme inquiétant. Une Toute-Puissance égale à celle du Dieu cartésien, pouvant toute chose, même l’inconcevable. Mais une Toute-Puissance non normée, aveugle, extraite des autres perfections divines, et devenue autonome. Une puissance sans bonté ni sagesse, inapte à garantir à la pensée la véracité des idées distinctes. C’est bien quelque chose comme un Temps, mais un Temps impensable par la physique – puisque capable de détruire sans cause ni raison toute loi physique – comme par la métaphysique – puisque capable de détruire tout étant déterminé, fût-il un dieu, fût-il Dieu. Ce n’est pas un temps héraclitéen, car il n’est pas la loi éternelle du devenir, mais l’éternel devenir possible, et sans loi, de toute loi. C’est un Temps capable de détruire jusqu’au devenir lui-même en faisant advenir, peut-être pour toujours, le Fixe, le Statique, et le Mort. »[5].

Le système factual

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Peut-être s’effraiera-t-on d’une ambition philosophique telle qu’elle en vient à démontrer la toute-puissance du chaos. Car n’est-ce pas détruire toute certitude que de dire du monde que tout en lui est imprévisible, et assez imprévisible pour se faire prévisible ? La démonstration du principe de factualité semble une victoire à la Pyrrhus ; il a fallu sacrifier tout le reste à cette seule vérité. En réalité, Quentin Meillassoux s’essaie au tour de force de refaire un monde avec ce qui les défait. La contingence, parce que nécessaire, devient le point d’appui d’une nouvelle métaphysique. Car cette puissance de la contingence s’autolimite, en quelque sorte : puisqu’elle est la vérité première, encore faut-il que le monde soit tel que rien ne la rende impossible, et, dès lors, peut être tirée de la
contingence elle-même une série de conditions de la contingence, que Quentin Meillassoux nomme Figures, et qui sont tout autant absolues qu’elle. Le factual désigne expressément la théorie qui dégage du principe de factualité ses conditions de possibilité, l’argumentaire qui en déploie les Figures. De celles-ci, nous n’en donnerons ici que les trois principales, qui se veulent autant de réponses à de sempiternelles questions métaphysiques.

D’abord, la redoutable question leibnizienne : Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien, un monde plutôt que pas du tout ? La contingence, on l’a vu, n’est pas une entité, qui pourrait exister seule et qui à elle seule pourrait déjà constituer un monde. Mais elle n’est contingence justement que de ce qui est : pour qu’elle soit, ce qui est nécessaire, il faut que quelque chose existe et non pas rien –certes, n’importe quoi, mais quelque chose qui puisse être factuelle, contingente, pour que le principe de factualité prenne sens. Cette nécessité d’un “il y a” est la première figure du système factual : l’argument ontologique.

La métaphysique traditionnelle s’est en outre longtemps efforcée de savoir si le principe logique de non-contradiction, selon lequel une chose ne peut être à la fois elle-même et son contraire, était valable pour le monde en lui-même, ou seulement pour la pensée humaine. Le principe de factualité et un raisonnement par l’absurde permettent là encore de trancher la question, d’une façon assez inattendue pour la philosophie : ce qui aurait son autre en lui-même ne pourrait plus devenir, car –par exemple- une chose qui est et n’est pas en même temps ne pourrait ni commencer ni cesser d’être. Une chose contradictoire serait immuable, éternellement figée : elle mettrait la contingence en échec, et pour cette raison ne peut pas être. Le principe de non-contradiction est récupéré par l’ontologie factuale comme seconde Figure.

Qu’un monde soit, qui ne contienne rien de contradictoire, ne saurait cependant suffire. Il faut de plus qu’il ne soit pas totalisé ni totalisable. Un univers-Tout, en inscrivant par définition ce qui le compose dans une organisation globale, limiterait en effet ses possibilités d’événements, soit qu’il les dénombre toutes et que seules celles-ci puissent advenir, soit qu’elles soient innombrables mais qu’elles ne puissent alors excéder une certaine catégorie (de même que les décimaux de 1 sont en nombre infini, sans jamais dépasser 2) –et il ne serait alors plus capable d’une nouveauté radicale. Un univers-Tout serait ainsi probabilisable, ce que le principe de factualité interdit. Mais en invalidant la possibilité du Tout, Quentin Meillassoux ne prétend que mettre la philosophie à l’heure des mathématiques, comme son maître Alain Badiou avant lui. Car si la révolution du calcul infinitésimal donna à penser aux Modernes une limite indépassable parce que jamais atteinte, de telle sorte qu’ils en conçurent, comme Leibniz, un monde infini mais totalisé, et donc probabilisable, la révolution de la théorie des ensembles, opérée à la fin du XIXème siècle par le mathématicien allemand Georg Cantor, a bouleversé les paradigmes mathématiques antérieurs sans qu’encore notre conception du monde en ait été changée. La théorie des ensembles, la première à vraiment prendre l’infini comme objet d’étude, a établi qu’un infini peut en excéder un autre : par exemple que l’ensemble infini des nombres est “plus grand” que l’ensemble infini des nombres pairs -quoiqu’ils aient tous deux un même nombre, infini, d’éléments totaux- pour la raison précise qu’à chaque nombre pair (2, 4, …) correspond plus d’un nombre du premier ensemble (1, 2 ; 3, 4 ; …). Elle a même, et surtout, établi que tout infini est voué à s’excéder lui-même, puisqu’il entraine nécessairement la création d’un infini englobant. Soit un infini 1, 2, 3, … : il est toujours possible d’en obtenir un “plus grand” en regroupant toutes ses parties, soit 1, 2, (1, 2), 3, (1, 3), (2, 3), (1, 2, 3), … Parce que la nouveauté radicale qu’implique la contingence ôte au monde la possibilité d’être un Tout, c’est sur le modèle de la théorie des ensemble qu’il faut le penser : un bouleversement peut s’y produire tel qu’à l’ordre en place s’en substitue un autre, sans qu’aucun lien nécessaire ne les relie. Cette troisième Figure –l’impossibilité que le monde soit limité de quelque manière que ce soit- s’affirme comme principe de l’Indéfini.

Parce que la nouveauté radicale qu’implique la contingence ôte au monde la possibilité d’être un Tout, c’est sur le modèle de la théorie des ensemble qu’il faut le penser : un bouleversement peut s’y produire tel qu’à l’ordre en place s’en substitue un autre, sans qu’aucun lien nécessaire ne les relie.

La philosophie de Meillassoux, avec son principe de factualité et ses trois premières Figures, s’organisent bel et bien en système. Mais, on le voit, ce n’est pas là un système métaphysique traditionnel, qui voudrait que du principe originel on déduise une première vérité, puis que de cette première vérité on en tire une seconde, etc. Chez Meillassoux, toutes les Figures sont tirées à chaque fois du principe de factualité, sans qu’aucune n’ait de préséance. Bref, le système métaphysique ne prend plus l’allure d’un arbre, comme celui cartésien, mais d’une tige et de ses fleurs, d’une « Ombelle ».

Très bien, tout est contingent et ceci seul est nécessaire, avec toutes les Figures. Mais, après tout et sans jeu de mot, qu’est-ce que cela change ? Qu’importe pour notre monde si la contingence ne s’y rapporte que pour le créer et y mettre fin ? C’est bien plutôt ce monde, dans son fragile et temporaire équilibre, qu’il nous faudrait chercher à connaître. Le factual prend néanmoins les devants : il apparaît assez vite, à lire Meillassoux, que notre monde ne perdure pas grâce à un moment d’inattention de la contingence, comme s’il était l’œuvre d’un Dieu qui, à l’inverse de celui chrétien, se serait activé un instant pour se reposer ensuite pendant quelques millions d’années. C’est tout au contraire la contingence qui l’anime de part en part, et la théorie factuale dévoile ce mouvement interne. Il a certes bien fallu un premier événement, improbabilisable, pour que surgisse la matière cosmique, mais d’autres encore, et tous aussi immanents que le premier, pour que de la matière jaillisse la vie et de la vie la pensée. Ces trois règnes sont autant de « Mondes », dont chacun est une condition nécessaire mais non suffisante du suivant : le Monde de la matière, le Monde de la vie et le Monde de la pensée. S’il faut un Monde de la matière pour qu’y survienne un Monde de la vie, l’existence du premier n’entraîne pas nécessairement l’apparition du second. Et c’est d’ailleurs là un autre des grands problèmes épistémologiques que la science contemporaine se pose encore : savoir comment de la matière inerte a pu naître la vie et de la vie organique la pensée humaine, étant donné que les lois de la vie ne se laissent pas ramener à celles de la matière, ni celles de la pensée aux lois de la vie. Le factual se propose d’y répondre, en montrant comment la contingence, immanente au monde, a façonné celui-ci. Car il s’attache aussi à révéler les surgissements intramondains de la contingence, son ingérence dans chacun des Mondes qu’elle a créés. Ainsi des espèces nouvelles au sein des vivants, dues à aucune mutation génétique aléatoire ; les schistes de Burgess, dans les Rocheuses, ont gardé le témoignage de ce qu’est capable de produire une pure contingence dans ce domaine : une explosion créatrice d’espèces innombrables, aussi diverses qu’incongrues.

Ainsi des espèces nouvelles au sein des vivants, dues à aucune mutation génétique aléatoire ; les schistes de Burgess, dans les Rocheuses, ont gardé le témoignage de ce qu’est capable de produire une pure contingence dans ce domaine : une explosion créatrice d’espèces innombrables, aussi diverses qu’incongrues

Plus encore, les effets de la contingence sont aisément mesurables de ce qu’ont surgi des êtres capables de l’intuitionner : « L’accès à la contingence est la pensée elle-même et non une de ses catégories. L’homme est un être pensant parce que, contrairement à l’animal, il intuitionne cette propriété invisible de toute chose qu’est son absence de raison. »[6]  La raison humaine s’avère puissance de penser l’irraison, de ramener les choses du monde à leur nécessaire contingence, et c’est donc l’ensemble des activités humaines qu’irrigue cette contingence nécessaire, comme source de la rationalité. Comment expliquer en effet que les hommes soient capables de compter, parler et écrire ? Compter, c’est d’abord compter des répétitions, d’une chose par définition identique à chaque fois ; parler et écrire, ce sont réitérer à l’identique des mots, de façon à ce que l’identité du mot donne à penser l’identité de la chose. Or, les signes –nombres ou mots- sont pris comme toutes choses dans le flux du temps et du sensible : jamais un mot ou un nombre n’est dit ou écrit exactement de la même manière. Qu’est ce qui, alors, est susceptible d’être répété ? Quel morceau d’éternité se dissimule au sein du sensible ? « [U]n support sensible est itérable dès lors qu’il est pensé comme un signe de son éternelle contingence »[7] : la contingence étant unique, la même en toute chose, tout signe quel qu’il soit –mot, chiffre ou simple tache- a en soi-même ce signe pur qu’est la facticité, qui seul peut être arbitrairement choisi pour fonder l’identité de la répétition. C’est grâce à ce référent commun que peut être notamment constituée une classe d’objets toujours différents malgré leur éventuelle ressemblance, et il nous est possible de parler de « livres » ou d’ « animaux » en général. On ne saurait alors sous-estimer le rôle intramondain de la contingence : en établissant la classe d’objets comme concept, c’est toute la communication rationnelle qu’elle nous permet.

Et si le principe de factualité paraît rendre ici irrationnel, ou plutôt irraisonné, ce qui semblait de l’ordre du rationnel, elle rend rationnel ce qui pouvait être dit irrationnel. S’est-on en effet vraiment demandé pourquoi les enfants prennent parfois peur de leurs chimères ? Pour Meillassoux, on répond trop vite qu’ils ne savent pas encore dissocier le réel de l’imaginaire : les adultes, après tout, sont eux aussi sujets à de semblables « frayeurs » -qui naissent en réalité de l’ « intuition de la puissance sans lois de notre monde ». « La frayeur du fantastique est donc un sentiment profondément rationnel […]. L’imagination, comme puissance débridée de la représentation, apparaît d’ailleurs en l’homme corrélativement à sa raison : seul l’homme, qui sait l’absolue contingence de toute chose, peut imaginer l’infinie diversité des possibilités du monde. »[8] Ce que tient à mettre au jour Quentin Meillassoux, c’est la capacité explosive de notre imagination, bel et bien liée intimement à la raison. Dans Métaphysique et fiction des mondes hors-science, il en sonde encore l’étendue, en distinguant de la science-fiction, ce genre qui imagine le futur de la science et en tire des applications techniques, la fiction hors-science, ou FHS, qui ébauche, elle, des mondes où l’irrégularité des lois de la nature est suffisante pour abolir la science mais non les hommes avec elle. Quentin Meillassoux trouve un exemple de ce régime d’imagination bien particulier qu’est la FHS dans un roman de Barjavel, Ravage, qui en dépit de sa forte idéologie pétainiste, hostile à la modernité, a su innover en dépeignant une catastrophe soudaine : l’électricité cesse du jour au lendemain d’exister, plonge le Paris de 2052 dans le chaos, et l’auteur s’amuse habilement à laisser ce cataclysme inexpliqué, et ce malgré la foison d’hypothèses de ses personnages. Et il faut croire que les écrivains, avant les philosophes, eurent conscience du pouvoir de la contingence nécessaire, et du fait qu’un coup de dé probabilitaire jamais n’abolirait le Hasard-contingence. Dans Le nombre et la sirène, Meillassoux relit avec ses thèses le célèbre et mystérieux poème de Mallarmé, le Coup de dés, et en propose un nouveau déchiffrage. Mallarmé, pour répondre à la « crise de vers » qui secoue la poésie de la fin du XIXème siècle, n’aurait eu d’autre choix que de tenter une synthèse périlleuse entre l’alexandrin et le vers libre : il aurait dissimulé un code au sein de son poème, comme un vestige de la métrique classique, un code certes dérisoire puisqu’il consiste en un simple compte de mots -que l’un de ceux-ci, un peut-être à la fois simple et double, brouille cependant. Or, cette indétermination minuscule révèle et cache à la fois l’entreprise mallarméenne, puisque le nombre de mots, un 707 symbolique, se trouve inscrit à plusieurs reprise dans le poème, et en donne la clé. Comme le Maître du poème qui hésite à lancer les dés alors que sombre son navire, et pour incarner la contingence dans son œuvre poétique, « Mallarmé a démontré qu’il était prêt à sacrifier jusqu’à son sacrifice, c’est-à-dire à sacrifier le sens de son œuvre sans que nul ne sache qu’il avait commis ce sacrifice. »[9]

L’anticorrélationisme

Métaphysique et fiction
Les hommes, et pas seulement les poètes, s’avèrent donc capables d’atteindre au monde en soi par leur intuition de la contingence. C’est ce point précis qui décide de la rupture de la théorie factuale avec la tradition philosophique récente, et qui explique les vifs débats que suscite Quentin Meillassoux dans le champ philosophique contemporain. C’est en effet un vieux problème philosophique que de savoir s’il nous est seulement possible de connaitre les choses extérieures : elles ne nous sont données que dans les sensations, sous la forme donc de représentations dont les sons, les formes et les couleurs –si vifs pourtant- ne dépendent jamais que de notre rapport aux objets, et sont voués à disparaître avec lui. La brûlure est dans mon doigt et non dans la flamme. Et pour évaluer la justesse de nos représentations quant à ce qu’elles représentent, il nous faudrait disposer d’une connaissance des choses en elles-mêmes, hors de toute représentation,  afin de les comparer aux images que nous nous ne faisons. On ne peut dire, selon l’éclairante analogie d’Augustin, qu’un fils ressemble à son père si on ne connait pas le père. Mais, précisément, la chose en soi, c’est la « “chose sans moi” » : si je la connais ou la pense, dans le but d’en faire un comparant, elle devient chose pour moi et je ne puis plus comparer vainement que deux représentations d’une même chose en soi insaisissable. Pour cette raison, comme le dit Hegel, la conscience se montre incapable de « surprendre les choses par derrière », tel un Midas doublement infortunée, parce qu’il transformerait en plomb tout ce qu’il toucherait. Ce problème n’a certes pas découragé les tentatives métaphysiques les plus diverses, qui s’affirmèrent capables d’outrepasser la sphère de la représentation pour discourir du monde en soi, pour atteindre ce que Quentin Meillassoux appelle le Grand Dehors.

Mais ces aventures, Kant est connu pour y avoir mis fin : dans sa Critique de la raison pure (1781), il ruine l’espoir de parvenir à mesurer l’adéquation de nos représentations à l’être des choses, et étudie à la place, avec une rigueur à prétention scientifique, la façon dont nous organisons les phénomènes, et les conditions sous lesquelles ces phénomènes sont suffisamment ordonnés pour être en règles avec les lois de la pensée, ses formes transcendantales. Mais renoncer ainsi à l’idée d’atteindre jamais au monde en soi, c’est fonder ce que Quentin Meillassoux appelle le corrélationisme : « Par “corrélation”, nous entendons l’idée suivant laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément. Nous appellerons donc désormais corrélationisme tout courant de pensée qui soutiendra le caractère indépassable de la corrélation ainsi entendue. »[10] Le corrélationisme n’est en effet pas mort avec Kant ; tous les philosophes après lui, ou presque, ont pour Meillassoux hérités de cette dette inavouée, et ont décliné la corrélation sous différentes formes : certains parce qu’ils faisaient d’une instance subjective leur absolu (Schopenhauer et Nietzsche avec leur Volontés respectives ; Deleuze et la Vie) ; d’autres -les phénoménologues- attendu que si toute conscience est conscience de quelque chose, tout quelque chose est aussi bien un quelque chose de conscience, et la conscience ne sort d’elle-même que pour retrouver son corrélat ; d’autres encore –les philosophes analytiques- parce qu’ils estiment que tout énoncé est pris au piège d’un complexe langagier particulier.

Or, le corrélationisme, outre qu’il coupe l’homme d’une vérité absolue, souffre de contradictions et d’insuffisances que Meillassoux traque patiemment.

Or, le corrélationisme, outre qu’il coupe l’homme d’une vérité absolue, souffre de contradictions et d’insuffisances que Meillassoux traque patiemment. Il a en particulier ce défaut précis, développé dans Après la finitude, d’être incapable de rendre compte d’un fait scientifique contemporain : les sciences physique affirment -notamment grâce à des techniques de datation radioactive appliquées à la lumière stellaire, permettant de situer la période de concrétion de la Terre dans la chronologie de l’univers- pouvoir discourir légitimement d’un temps d’avant l’homme, d’un temps d’avant même toute conscience et d’un monde « seul au monde ». Le corrélationisme, nécessairement, achoppe sur ce problème de l’ancestralité en ce qu’il a pour cadre théorique le seul rapport sujet/objet ; et c’est toute la philosophie qui, muette d’abord face au problème de Hume, accuse ici un second retard sur la science. Le factual, lui, en rompant avec l’héritage kantien, ouvre une brèche sur le monde sans nous et se donne les moyens de suivre la science dans ses audaces ; surtout, le principe de factualité et les Figures ne sont paradoxalement pas modifiés par l’acte de les penser : « Le “scandale” du factual consiste donc à proposer un savoir dont l’objet –puisqu’éternel- n’est pas modifié par le sujet contingent du savoir –par son existence, ou par son inexistence. »[11]. Par suite, en s’intéressant à l’intuition que les hommes ont de la nécessité de la contingence, la démarche factuale ne revient nullement à une étude transcendantale du procès de la connaissance humaine : elle repasse certes par le sujet, mais s’attache exclusivement à décrire le seul objet de la connaissance qui n’est pas un ob-jet, qui dans son indifférence à l’homme reste le même, pensé ou non.

Et dès lors, Kant, peut-on dire, doit être soumis au tribunal de la raison factuale. Car la rupture du factual avec la méthode transcendantale aboutit à une intéressante redéfinition de l’histoire de la pensée, développée dans le cinquième chapitre d’Après la finitude. Dans la préface de la deuxième édition de sa Critique de la raison pure, Kant prétend avoir opéré une seconde révolution copernicienne, en s’étant à son tour méfié des apparences : de même que ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre, tel qu’on le voit pourtant se mouvoir, de même les objets peuvent être en réalité bien différents de la manière dont nos sens et notre entendement les structurent. Mais Kant usurpe un rôle qui n’a pas été le sien. Il y a en effet une différence majeure entre lui et Copernic : ce dernier, en démontrant que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse, opère un décentrement radical de la pensée –il laisse de côté le point de vue subjectif porté sur les astres ; Kant, malgré ce qu’il peut en dire, fait à l’inverse retour de l’objet de l’expérience au sujet. L’entreprise galiléo-copernicienne, pour sûr, mérite le nom de révolution ; Copernic proposa une astronomie qui cessa d’être anthropocentrée, et le galiléisme, en particulier, força à penser le monde de façon mathématique : là où la géométrie grecque ne s’appliquait que de façon limitée aux phénomènes, en ce qu’elle ne décrivait que ce qui y était fixe, en quelque sorte, c’est-à-dire les surfaces et les trajectoires régulières, Galilée se montra capable de calculer jusqu’à l’accélération des mouvements de chute des corps terrestres et, « [d]ès lors, le monde devient mathématisable de part en part : le mathématisable cesse de désigner une partie du monde, essentiellement engoncée dans du non-mathématisable (la surface, la trajectoire, qui ne sont que surface et trajectoire des corps mobiles), pour désigner un monde désormais capable d’autonomie : un monde où les corps comme leurs mouvements sont descriptibles, indépendamment de leurs qualités sensibles –saveur, odeur, chaleur, etc. […] [U]n monde glaciaire se dévoile alors aux modernes, dans lequel il n’y a plus ni haut ni bas, ni centre ni périphérie, ni rien qui en fasse un monde voué à l’humain. Le monde se donnait pour la première fois comme capable de subsister sans rien de ce qui fait pour nous sa concrétude. »[12]

Mais moins de deux siècles après cet événement épistémologique majeur, et contre lui, survient la « “catastrophe kantienne” » : « l’excentrement copernico-galiléen inhérent à la science moderne a donné lieu à une contre-révolution ptolémaïque dans la philosophie », « puisqu’il s’agit [dans le kantisme d’affirmer] non pas que l’observateur que l’on croyait immobile tourne en vérité autour du Soleil observé, mais au contraire que le sujet est central dans le procès de la connaissance. »[13] La révolution galiléo-copernicienne donnait à penser un monde sans l’homme ; l’événement-Kant –à nouveau- l’homme avant le monde : Ptolémée prit ici sa revanche. Car le kantisme –et c’est un acte de haute trahison intellectuelle- dénature le sens de cette révolution justement en la prenant en compte : il félicite la science moderne d’avoir mis fin à la vieille métaphysique en fondant un discours sur le monde plus rigoureux qu’elle, mais il lui stipule dans le même temps que son propos n’est encore formulé que par un sujet, et que ses critères de scientificité n’ont d’universalité que pour les esprits humains. S’ouvre alors véritablement « l’ère du corrélat », dont la science contemporaine a pu finir par ordonner le terme : ses coups de sondes de plus en plus profonds dans le Grand Dehors ne firent qu’aggraver la contradiction violente entre science et philosophie, et le factual –malgré son affirmation provocatrice de la non-nécessité des lois de la nature- se veut une réconciliation de la philosophie avec la science.

L’éthique divine

Philosophie
Mettre fin au corrélationisme, ce n’est pas seulement donner à la science l’épistémologie qu’elle mérite. L’enjeu est plus important encore : il faut se dégager de l’étau du corrélat pour constituer une éthique digne de l’homme. C’est l’objet d’une bonne partie du travail de Quentin Meillassoux -et la plus discrète, puisqu’on ne la trouve évoquée, dans les écrits publiés, que par un court article, Deuil à venir, dieu à venir[14]. Tout corrélationisme, kantien ou non, force l’homme à l’humilité en le déclarant incapable de toucher au monde en soi. Or, c’est laisser là à d’autres le soin d’en discourir : l’impuissance du corrélationisme est un blanc-seing donné aux gourous modernes, et son influence diffuse mais importante n’est pas sans rapport avec le retour contemporain du religieux. Certes, ce sont sans doute avant tout les mouvements créationnistes qui sont visés, ceux-là même qui, en s’appuyant sur des raisonnements probabilitaires, présentent des événements –les surgissements de la vie et de l’intelligence- aux chances trop infimes pour n’avoir pas été l’œuvre d’un Dieu. Mais c’est plus généralement toute pensée religieuse, remarquable ou non, qui pose problème, en ceci qu’elle fait un choix de réponse regrettable face à ce qui pose avec le plus d’acuité la question de la justice, et dont il s’agit d’abord de comprendre la portée éthique : la mort, accidentelle ou non, est la plus extrême des injustices, elle est un outrage à tout désir de justice, et ce d’autant plus que faire le deuil des disparus, parce que la mort est sans raison, s’avère d’une très grande difficulté.

« Qu’est-ce qu’un spectre ? Un mort dont nous n’avons pas fait le deuil, qui nous hante, nous malmène, refusant de passer sur l’autre rive : là où les défunts nous accompagnent d’assez loin pour que nous puissions vivre notre propre vie sans les oublier, mais aussi sans mourir leur propre mort –sans être les captifs recommencés de leurs derniers instants. Qu’est-ce qu’un spectre devenu spectre essentiel, spectre par excellence ? Un mort dont la mort fut telle que nous ne pouvons en faire le deuil. C’est-à-dire : un mort sur lequel le travail du deuil, le passage du temps, n’a pas suffisamment prise pour qu’un lien apaisé entre lui et les vivants puisse être envisagé. Un mort qui clame l’horreur de sa mort non pas seulement à ses proches, à ses intimes, mais à tous ceux qui croisent la route de son histoire. »[15]

L’athéisme n’est pourtant pas non plus une position satisfaisante. Lui aussi tombe dans la compromission : soit il se résigne au monde et à ses maux –mais renonce alors à ce que justice y soit jamais faite ; soit il se révolte contre tant d’injustice, entreprend de transformer le monde, et d’autres problèmes se posent, tout aussi insolubles.

Un monde peuplé de spectres est un monde invivable ; faire son deuil, c’est plus qu’un acte personnel –c’est la condition même d’une vie où la justice est possible, car si je ne trouve pas le moyen de faire mon deuil, « la masse sans nombre des spectres passés me détruit intimement, en sorte que je ne parviens plus à me vouer aux vivants. »[16] Certes, la religion apporte une réponse à ce problème : elle fait de l’au-delà l’endroit de retrouvailles bénies où les vivants rejoignent leurs morts. Mais, alors, la possibilité du deuil se paie cher, puisqu’il faut que le Dieu tout-puissant qui veille à ces retrouvailles soit aussi le responsable de la mort et des injustices de l’ici-bas, et les apories des débats théologiques ont assez montré qu’il est impossible de l’en dédouaner. Croire au paradis, c’est s’humilier en confiant l’avènement de la justice à un Dieu injuste. Contre toute religion, donc, il faut maintenir coûte que coûte l’exigence d’une immanence, qui implique le refus du Dieu transcendant. L’athéisme n’est pourtant pas non plus une position satisfaisante. Lui aussi tombe dans la compromission : soit il se résigne au monde et à ses maux –mais renonce alors à ce que justice y soit jamais faite ; soit il se révolte contre tant d’injustice, entreprend de transformer le monde, et d’autres problèmes se posent, tout aussi insolubles. Œuvrer à une justice terrestre ne peut en effet pas suffire à rendre le deuil possible : nos disparus, ceux à qui peut-être nous la dédiions, ne la connaitront de toute façon pas. Surtout, parce que l’homme n’extrapose en Dieu que sa dégradation, l’inverse compensateur de sa faiblesse, le prométhéisme athée à tort de chercher à réintégrer Dieu en l’homme pour se débarrasser de tout ce qui a trait à la religiosité : ainsi, c’est sa propre bassesse que l’homme vénère en lui-même. Contre l’athéisme, le messianisme doit garder ses droits : l’espoir d’un règne de la justice pour les vivants comme pour les morts.

Bref, « [d]ire que Dieu existe, ou dire qu’il n’existe pas, quoi qu’on pense sous ces deux énoncés, voilà deux façons de désespérer face aux spectres. »[17], et « [o]n nommera dilemme spectral l’alternative aporétique de l’athéisme et de la religion lorsque ceux-ci sont confrontés au deuil des spectres essentiels. » Plus qu’une voie moyenne, l’éthique factuale se donne pour défi de synthétiser l’immanence athée, et le messianisme religieux. L’athée a raison de ne pas croire au Dieu tout-puissant qui l’humilie ; Dieu, pourtant, est « une affaire trop sérieuse pour être confiée aux prêtres. »[18] L’éthique factuale est bel et bien immanentiste, et nettement : tout étant contingent, rien ne se situe hors du monde, rien n’est immuable et éternel. La contingence n’est elle-même pas une chose du monde, mais seulement la contingence de ce qui existe : le monde n’est supervisé par aucun être supérieur à l’honnêteté douteuse. En quoi le factual pourrait-il cependant être messianique ? Mais la réponse est dans la question –car d’un monde capable de tout, on peut tout attendre, et jusqu’à la justice la plus absolue : pour retrouver sa dignité, l’homme ne doit espérer rien moins qu’un recommencement de l’homme, sa renaissance et sa bonté. On se souvient du statut bien particulier du surgissement intramondain : une brusque survenue de la contingence, non qui détruise l’univers avec toutes ses lois, mais qui s’y insère pour n’en changer qu’une partie. Or, aux trois Mondes, de la matière, de la vie et de la pensée, peut encore s’ajouter un quatrième Monde –dont les trois premiers sont les conditions non suffisantes mais nécessaires : le Monde de la justice, dans lequel les disparus reviendraient à la vie, et par la pensée duquel le deuil devient enfin possible. La doctrine religieuse du Jugement dernier doit être vue comme une intuition approximative de ce qu’est la possibilité du Monde de la justice dans la philosophie factuale. La renaissance –littérale- de l’homme, ne dépend plus du bon vouloir millénariste d’un Dieu tout-puissant –seulement sur la nécessité de la contingence. Il n’est pas sûr que le Monde de la justice advienne ; cela est pourtant bel et bien une possibilité. A condition que Dieu n’existe pas : « [L]’inexistence divine remplit pour la première fois le rôle de condition pour l’espoir messianique en la résurrection des morts. »[19] L’inexistence divine, on le comprend alors, c’est l’inexistence de Dieu –mais c’est aussi le caractère divin d’une telle inexistence.

Le « dieu à venir » auquel il faut croire reçoit la puissance de faire advenir, par un geste, le Monde de la Justice mais, par un autre geste, s’en déleste aussitôt ce Monde advenu pour retourner à son humanité

On se doute qu’un tel espoir, s’il ne s’en remettait qu’à la quasi toute-puissance d’une contingence improbabilisable, ne serait guère moins fidéiste que les avatars de la pensée religieuse.  En réalité, le messianisme factual –étant à la fois immanentiste- diffère sensiblement des fantasmes d’apocalypses. Car –la précision est importante- ce n’est pas à l’instauration soudaine et massive du règne de la justice qu’il faut aspirer – ce serait en effet sombrer dans la fascination malsaine pour la subordination de l’homme à l’être, mais à un avènement immanent et humain : qu’un homme reçoive par surgissement ex nihilo la puissance inédite de produire le recommencement de l’homme. Une telle dotation, si elle advient, se conjugue à l’acte libre : le surgissement de la contingence au sein du Monde de la pensée peut rendre n’importe qui capable d’un geste, l’abandon des habitudes contraignantes par l’assujettissement de l’être à la pensée ; le factual –dont on mesure par ailleurs le strict égalitarisme- est la base ontologique à toute théorie de la liberté. Le « dieu à venir » auquel il faut croire reçoit la puissance de faire advenir, par un geste, le Monde de la Justice mais, par un autre geste, s’en déleste aussitôt ce Monde advenu pour retourner à son humanité. Si Quentin Meillassoux, donc, se réapproprie l’idée religieuse du Messie, c’est sans souscrire à sa religiosité : le Christ factual est homme et le fils de l’homme, vulnérable et mortel comme chacun de nous – il est l’enfant.

A quoi bon, cependant, une renaissance de l’homme s’il doit mourir à nouveau ? Car, pourrait-on penser, sans aucun Dieu transcendant pour présider avec bienveillance à une telle renaissance, l’homme devra bien revenir aussi contingent et mortel qu’auparavant. Mais c’est là encore confondre la possibilité avec la nécessité : que l’homme renaisse contingent ne signifie pas qu’il doive mourir, seulement qu’il le peut. Il a bien été montré, après tout, que les lois de la nature sont contingentes sans pourtant changer à chaque instant : il se peut aussi que, dans le Monde de la justice, les hommes soient mortels mais ne meurent pas, que les lois de la nature soient telles qu’elles les rendent immortels, mais de façon immanente -« [c]e que nous nommons l’éthique divine […] repose ainsi sur la possibilité réelle de l’immortalité, possibilité garantie par l’ontologie factuale. »[20]

A quoi bon, dira-t-on encore, un Monde de la justice, certes possible, mais où la justice n’ait pourtant pas lieu, où les hommes se livrent de nouveau à leurs petites combines égoïstes, à leurs crimes et à leurs exactions ? En fait, pour advenir comme Monde de la justice, celui-ci doit être espéré comme tel : l’attente attentive et active en est la condition, nécessaire mais non suffisante, et sans elle le temps ne pourra être qu’une désespérante réitération du même. C’est en se préparant au Monde de la justice que les hommes le préparent :

« Les valeurs retrouvent vie car elles sont gagées sur l’être à venir ; l’espoir fonde l’humanité de la communauté humaine, en la dotant d’un projet commun ; chaque homme, par fidélité aux disparus intimes, agit en vue de conserver la communauté dans l’attente de son ultime possibilité, et s’efforce pour lui-même d’être digne du retour de l’aimé(e). »[21]

Et celui qui opte malgré tout pour le désespoir, qui ressent trop fortement le dégoût nihiliste envers une renaissance qui semble vouée à l’injustice, manque encore de la force nécessaire à l’épreuve de la saccade divine, du mouvement par lequel, une fois convaincu de la possibilité de l’immortalité, l’individu en vient au désir actif d’une vie immanente renouvelée et juste. Il n’est pas prêt pour le nouveau pari, qu’il faut substituer à celui de Pascal : « Le joueur ne veut pas vivre du jeu, le joueur veut connaitre la chance, inaccessible aux calculs probabiliaires » ; il sait que cette chance ultime ne viendra peut-être jamais –il sait aussi qu’elle ne viendra que s’il continue à lancer le dé. « Il nous faut donc des lanceurs de dés, des hommes de chance, s’acheminant vers la justice comme tu t’avances vers la table de jeu : avec la connaissance intense du non-sens de ce monde ; avec la volonté de creuser ce non-sens en lui-même, jusqu’à l’accomplir dans l’ultime coup de dé –de l’immortalité. »[22]

Mathieu Watrelot

Bibliographie indicative

  • Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence (noté AF), Paris, Seuil, 2006
  • Le nombre et la sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé, Paris, Fayard, Ouvertures, 2011.
  • Métaphysique et fiction des mondes hors-science, Paris, Aux forges de Vulcain, Essais, 2013.

[1]L’inexistence divine (noté IE), thèse de doctorat sous la direction de Bernard Bourgeois, Université Paris 1, 1996. Microfiche établie et reproduite par l’Atelier national de reproduction des thèses, Université Lille III.

[2]Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence (noté AF), Paris, Seuil, 2006. On trouvera une présentation accessible de la philosophie de la contingence, par Q. Meillassoux lui-même, sur le site de la Bibliothèque nationale : http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2007/a.c_070313_meillassoux.html.

[3]Le nombre et la sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé, Paris, Fayard, Ouvertures, 2011.

[4]Métaphysique et fiction des mondes hors-science, Paris, Aux forges de Vulcain, Essais, 2013. Ce petit livre est la reprise d’une conférence donnée par Meillassoux à l’Ecole normale supérieure en 2006. On en trouve une captation ici : https://www.youtube.com/watch?v=1mlWLwIVwzE.

[5]AF, p. 99-100.

[6]IE, p. 138.

[7]IE, p. 121.

[8]IE, p. 227.

[9]Le nombre et la sirène, op. cité, p. 117. On trouvera ici une présentation de son livre par Meillassoux, plus fournie que celle que nous donnons : https://www.youtube.com/watch?v=yxg0Vx78y-w.

[10]AF, p. 18.

[11]IE, p. 196.

[12]AF, 171.

[13]AF, 175.

[14]« Deuil à venir, Dieu à venir », in Critique, n° 704-705 : Dieu, Paris, Éditions de Minuit, 2006.

[15] « Deuil à venir, Dieu à venir », op. cité, p. 105.

[16] « Deuil à venir, Dieu à venir », op. cité, p. 107.

[17] « Deuil à venir, Dieu à venir », op. cité, p. 106.

[18]IE, p. 379.

[19]IE, p. 294.

[20]IE, p. 290.

[21]IE, p. 313.

[22]IE, p. 376.