Le froid parfois gèle la lame dans son fourreau et fige l’encre dans sa plume. La frigidité littéraire engendre chaque année de ces enfants potelés aux paupières lourdes, conçus sans orgasme, et, dégageant autour d’eux comme une atmosphère de déjà-vu, qui portent sur le front le signe les condamnant d’avance aux yeux du médecin-critique avisé : la banalité, parfois accompagnée de sa petite sœur laideronne, la médiocrité. Guillaume Lacotte, avec son Guide pratique à l’usage des écrivains qui veulent (très) bien faire sans (trop) se fatiguer, choisit d’en rire plutôt que d’en pleurer et nous livre ici un traitement de choc à base de pastiches, de cynisme et d’auto-dérision.
Il y a comme quelque chose de pourri dans le royaume littéraire français, nous dit-on. La décadence (pas la grande, flamboyante et aristocratique Décadence fin-de-siècle, mais celle avec un petit « d » et des boutons sur le visage) ferait souffler depuis quelques années son air fétide dans toutes les plumes et renverserait de ses bourrasques miasmatiques un Age d’Or littéraire à jeter à jamais aux oubliettes. A la façon des ronces qui poussent sur les ruines, les anti-manuels de littérature (ou manuels d’anti-littérature, au choix) fleurissent et font recette, témoin le succès du Jourde & Naulleau – réédité cette année – et de ses exercices aussi mesquins qu’hilarants de pastiches à faire à la maison. Bref, le royaume littéraire serait déchiré par une guerre civile mettant aux prises deux camps séparés par une langue commune : d’un côté, celui des populistes vulgaires et iconoclastes adeptes des succès publics et aimés du peuple et, de l’autre, les gardiens du temps aristocratiques, pleins de morgue mais pétris d’un savoir-faire millénaire inestimable, le peuple aimant les populistes qui sont méprisés des aristos qui sont dédaignés du peuple mais qui lui souhaitent du bien malgré lui.
Quelle est la place de ce « Guide Pratique » dans cette guerre de chapelles ?
Coulé dans la forme populaire d’un manuel de développement personnel, l’auteur nous propose à travers ses 34 chapitres autant de recettes pour autant de genres littéraires. L’inspiration vous manque mais vous êtes désespérément possédé par le démon de l’écriture ? Choisissez un style, ouvrez la page correspondante et puisez à fond tous les ingrédients, les poncifs et les trucs et astuces, pour ne pas dire les farces et attrapes, qui ont fait leur preuve auprès du public. Votre bonne conscience vous objectera peut-être que ces effets sont grossiers et qu’un lecteur averti les éventera au premier coup d’oeil, mais à vrai dire le lecteur averti n’est pas votre cible de marché, mieux vaut laisser ce rabat-joie de côté et se concentrer sur le gros de la masse.
L’écriture-recette
C’est l’esprit général du livre ; les traits sont délibérément outrés et se munissent parfois d’amalgames grossiers mais ils visent souvent juste. Chaque chapitre est comme un tiroir que l’on tire ou une porte que l’on ouvre pour laisser place à une saynète de genre qui vire à la pochade au sein d’une grande maison d’édition imaginaire devenue folle. Chaque sujet, classique, tire de lui-même ses propres personnages, stéréotypés, qui, par génération spontanée, engendrent leurs propres discours clichés et ainsi de suite en une cascade de banalités éculées à la précision algorithmique. C’est l’écriture comme gagne-pain sans âme, l’écriture-recette comme on pourrait l’appeler, qui est mise au banc des accusés et se voit dérouler la liste de ses délits, de ses compromissions et de ses légèretés avec l’esprit. Dans l’écriture-recette, le fond est inséparable de la forme mais la forme est morte, c’est un cercueil qui sonne creux et résonne – et par extension, raisonne – à vide. Le cadavre peut-être beau, somptueusement apprêté, il n’en est pas moins mort et exsangue. Cristallisés de la sorte en recettes efficaces et sans fioritures, les livres à succès de nos contemporains nous apparaissent comme ces écorchés des expositions anatomiques, aux muscles figés et vitrifiés, similaires à nous en tout point, la vie en moins.
Ces auteurs ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains, comme les kantiens de Péguy. Leur encre flotte en apesanteur, chacune dans sa sphère d’Idée pure qui roule gravement et paisiblement sur son orbite, balayant consciencieusement le pré carré de son système clos et définitivement connu qui revendique le nom de Littérature.
Mais au bout de cette foire aux vanités aux dimensions cosmogoniques, l’auteur fait luire un espoir.
Mais au bout de cette foire aux vanités aux dimensions cosmogoniques, l’auteur fait luire un espoir. Comme une façon de se néantiser lui-même et de transcender sa négativité critique en l’appliquant à son oeuvre, il nous dévoile les rouages de sa propre introduction. Jusque-là huant, décriant, démontant, découpant les recettes des autres, il nous donne maintenant la sienne : toute son introduction n’est qu’une compilation, une collection, un collage de citations d’auteurs célèbres, de ces auteurs qui font la vie de la littérature comme expression organique de la liberté humaine contre son versant noir et mécanique qui se décline en recettes apprises. Recette d’un côté comme de l’autre, pourrait-on penser, mais d’un côté, c’est l’homme qui voit l’écriture comme objet d’émancipation et se forge ses propres outils pour échapper un temps à sa condition et renouer avec sa conscience et, à travers elle, à la conscience de tous, et de l’autre, c’est l’homme qui voit l’écriture comme objet de désir et moyen d’aliéner la conscience du lecteur en le confortant dans ses habitudes et en prévenant ses attentes. Et peut-être est-ce en un sens la dialectique personnelle de sa vocation d’écrivain, qui affirme autant qu’il nie, que l’auteur veut refléter dans la composition et la structure de son livre.
Parce que sa fin renvoie à son commencement, son commencement est en somme le dévoilement d’un état antérieur à cette critique de la banalité qui ne pouvait cependant pas être dévoilé sans cette phase critique. De la même manière que Proust conseille à l’apprenti-écrivain de pasticher ses auteurs favoris pour s’en libérer et trouver son vrai style, Lacotte pastiche et tourne en dérision les auteurs à succès pour s’en exorciser dans un univers qui assomme tout lecteur potentiel d’intentions marketing détachées de la valeur intrinsèque de ses produits. Nourri d’une expérience qui n’attend pas le nombre des années, il nous offre l’occasion d’une purge salutaire. Reste à franchir le seuil et trouver quoi construire sur ces cadavres : l’auteur-critique, par nature, joue à la marge, il n’est pas sur le terrain mais n’existe pas sans le terrain ; sa main relaie son regard, mais son regard est toujours de biais.
- Guide pratique à l’usage des écrivains qui veulent (très) bien faire sans (trop) se fatiguer, Guillaume Lacotte, Edition du Rocher, 208 p, septembre 2015
Maxime Wets